Dans le cadre de la rubrique « Au Conseil d’Etat » du JCP A – Semaine Juridique – Edition Administration & Collectivités territoriales, j’ai l’honneur de chroniquer – chaque semaine – quelques arrêts et jugements de la jurisprudence administrative. Voici un extrait du prochain numéro :

CÉ, Ass., 15 avril 2024, Département des Bouches-du-Rhône (469719)

Impartialité affirmée, malgré les apparences, de la Juridiction administrative

Voici un important arrêt d’assemblée du Conseil d’État. Il y affirme et réaffirme l’importance du principe d’impartialité juridictionnelle et chacun ne pourra qu’y applaudir. Toutefois, à bien y regarder, il se pourrait que la Haute Juridiction n’ait pas encore totalement digéré l’appel des juges européens à affirmer, enfin, en France, une théorie des apparences qui – pourtant – ne ferait que la renforcer.

Sur le fond, rien ne prédestinait le présent contentieux à gravir les marches de la célébrité prétorienne. Il s’agissait d’une requête ordinaire d’un ancien agent du conseil départemental des Bouches-du-Rhône (« auditeur qualité » recruté en CDI) qui, après sa démission, avait sollicité en vain de son ancien employeur le bénéfice d’une allocation d’aide au retour à l’emploi (dite ARE). En première instance, le TA de Marseille avait fait droit à sa demande contentieuse (comme le fera, ici au fond, le Conseil d’État) et avait condamné le département provençal. Toutefois, ce dernier s’est pourvu en cassation provoquant le présent arrêt et – surtout – une discussion quant au principe d’impartialité de la juridiction administrative ; discussion jugée si importante qu’elle en a entraîné le jugement de l’affaire par la formation d’Assemblée du Conseil d’État. Pourquoi ? Parce que, matériellement, « l’une des membres de la formation de jugement dans le litige ayant donné lieu au jugement » du TA de Marseille, « auquel le département des Bouches-du-Rhône était partie, a exercé jusqu’au 31 décembre 2020, soit vingt et un mois avant le jugement contesté, les fonctions de cheffe du service juridique et contentieux de ce département ». Étonnamment, cela dit, ce n’est pas l’agent qui affirmait que la magistrate aurait eu un comportement partial en ayant été partie puis juge d’un même dossier (le sien) mais bien son ancien employeur. C’est en effet, comme moyen au pourvoi, le département qui soutenait « que l’intéressée [avait] pris part, lorsqu’elle occupait ces fonctions, à la défense de l’administration dans le litige ». Pour réfuter et repousser le doute en partialité de la magistrate ayant été auparavant en poste dans l’administration partie au procès, le Conseil d’État relève que le département n’avait matériellement apporté « aucun élément » concret « à l’appui de cette allégation, la production de l’organigramme de la direction juridique auquel ce service est rattaché (…) ne suffisant pas à l’établir ». Et le juge de cassation d’en conclure que le département n’était pas davantage fondé « à soutenir, eu égard à la nature des fonctions précédemment occupées par l’intéressée, au délai écoulé depuis qu’elle les avait quittées et à l’objet du litige, de caractère individuel, qui porte sur les droits à l’allocation d’aide au retour à l’emploi d’un ancien agent contractuel du département, qu’il existait une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité ». Pour arriver à cette conclusion, le Palais Royal a pris soin de citer au préalable, en une douzaine de paragraphes (n°02 à 13), toutes les normes et les principes (prétoriens, législatifs y compris codifiés au CJA (art. L. 131-2 et L. 231-1-1 notamment)) affirmant et garantissant le principe d’impartialité de la juridiction administrative.

(…)

Et, assure même ici le Conseil d’État dans la droite lignée de la jurisprudence européenne Procola (CEDH, 28 sept. 1995, PROCOLA, req. no 14570/89), la Justice doit se comporter « de façon à prévenir tout doute légitime » s’agissant de son impartialité. En ce sens avaient affirmé les juges strasbourgeois : « Procola a pu légitimement craindre que les membres du comité du contentieux se soient sentis liés par l’avis donné précédemment. Ce simple doute, aussi peu justifié soit-il, suffit à altérer l’impartialité du Tribunal ». Oui. Précisément. Il importe qu’aucun doute ne soit permis pour que la sérénité juridictionnelle se matérialise pleinement. Ainsi, a encore rappelé le juge européen récemment (CEDH 14 déc. 2023, Syndicat national des journalistes c./France, n° 41236/18) s’agissant des magistrats judiciaires de la Cour de cassation, les simples « craintes des requérants quant » au « manque d’impartialité » de leurs juges (qui avaient noués des liens professionnels avec la partie adverse) « pouvaient passer pour objectivement justifiées en l’espèce » entraînant une violation caractérisée de l’article 6 § 1 CESDHLF garantissant le droit au procès équitable. C’est ce que résume cet adage britannique non encore pleinement assumé par la Justice française : « Justice must not only be done ; it has to be seen to be done ».

En l’espèce, même si la magistrate suspectée du TA de Marseille n’avait pas activement pris part au dossier litigieux, ce seul doute, selon nous, suffisait à impliquer une prévention ou précaution. Et le Conseil d’État d’affirmer ce faisant qu’un juge « ne peut recevoir, accepter ou présupposer quelque instruction de la part de quelque autorité que ce soit. Il a l’obligation (…) de s’abstenir de participer au jugement d’une affaire s’il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité ». C’est une évidence qu’il est bon de souligner lorsque certaines juridictions, particulièrement lorsqu’elles sont constituées de magistrats non professionnels, se sentent comme « obligées » par l’une des parties dont elle émane organiquement et parfois même l’assument en toute partialité. Cependant, rappelle et justifie le Palais royal, « l’exercice, qu’il soit passé, concomitant ou envisagé dans le futur, de fonctions administratives par un membre de la juridiction administrative ne peut, par lui-même, constituer un motif de mettre en doute son impartialité ». Par lui-même, non mais que cela implique, ici encore, un doute légitime de la part des parties n’est pas à exclure même si « L’intéressé ne saurait (…) participer au jugement des affaires mettant en cause les décisions administratives dont il est l’auteur, qui ont été prises sous son autorité, à l’élaboration ou à la défense en justice desquelles il a pris part ». Or, écrivions-nous à la première édition d’un ouvrage sur les institutions juridictionnelles, « ce que le Conseil d’État refuse ou fait semblant de refuser d’entendre c’est que ce ne sont pas les membres de l’institution » et de la juridiction administrative dans son ensemble « qui sont remis ici en cause mais la seule existence – au nom des apparences et de ce même principe de sécurité juridique si cher au Palais royal – d’une suspicion possible » (in Institutions Juridictionnelles ; Dalloz ; Séquences ; 2022 ; p. 374). Il faut applaudir ici l’importance du rappel effectué et des mots employés comme ceux de « prévention de tout doute légitime ». Il reste simplement un pas de plus à effectuer pour que ledit doute soit totalement levé et nous y plaidons.

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