Dans le cadre de la rubrique « Au Conseil d’Etat » du JCP A – Semaine Juridique – Edition Administration & Collectivités territoriales, j’ai l’honneur de chroniquer – chaque semaine – quelques arrêts et jugements de la jurisprudence administrative. Voici un extrait du prochain numéro :

CÉ, 29 juin 2023, Alliance citoyenne & alii (458088)

Au nom frelaté de la Laïcité, l’ordre public du match passe avant la liberté de ses usagers

La Laïcité implique notamment (mais pas seulement) la neutralité de l’espace et du service publics ainsi que de ses agents. La sphère privée, quant à elle, est régie par la liberté y compris religieuse de pouvoir exprimer ses opinions. Par le présent arrêt, très commenté avant même son prononcé en raison des courageuses conclusions (non suivies) de son rapporteur public, le Conseil d’État continue de rendre de plus en plus poreuse la distinction, autrefois ferme, entre les espaces et les agents publics ou privés ; entre les intérêts général et collectifs. En imposant (à tort selon nous) à des joueuses de football, personnes privées usagères d’un service public, de se comporter comme des agents publics, il ouvre grand la porte de la dénaturation du message laïque au détriment des droits et libertés. Pour ce faire, cependant, il va – comme souvent – davantage se fonder sur une acception de l’ordre public et de la police plus encore que de l’organisation même du service public.

En effet, alors que plusieurs associations demandaient l’annulation pour excès de pouvoir de l’art. 1er des statuts de la Fédération française de football (FFF), délégataire du service public footballistique (au sens de l’art. L. 131-14 du Code du sport) en ce qu’il interdit le « port de tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l’occasion de compétitions ou de manifestations » organisées par la FFF, le juge a rejeté tous leurs arguments. Classiquement, il s’est reconnu compétent (alors que la fédération osait prétendre le contraire) pour juger d’un acte traduisant l’organisation du service public administratif du sport ce qui est de jurisprudence constante et assise même si l’aspect « administratif » soutenu est loin d’être évident aux regards de l’activité économique évidente du football de moyen et haut niveaux (cf. Touzeil-Divina & Maisonneuve (dir.), Droits() du football ; Le Mans, L’Épitoge ; 2014). Par suite, le Palais royal a rappelé, à juste titre, la distinction s’imposant entre les agents et les usagers du service public : seuls les premiers, effectivement, doivent respecter par leurs comportements et leurs vêtements y compris, la neutralité et la Laïcité du service et de l’espace publics qu’ils incarnent. S’agissant du service public footballistique français, il en est de même des joueurs et des joueuses « sélectionnés » en équipes de France car, ce faisant, la FFF exerce à leur égard « une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction ». Il en va différemment des spectateurs (pures personnes privées n’incarnant en rien le service public) et même des licenciés demandant à participer au jeu. Hélas, le Conseil d’État ne s’arrête pas à ce dernier constat que nous partageons également. Il ajoute, opérant un glissement manifeste entre l’organisation du service et de l’espace publics vers une question qui ne relèverait que l’ordre public et de la police administrative, les termes selon lesquels, certes, la FFF dans sa mission d’organisation du service qui lui est déléguée doit « assurer la sécurité des joueurs et le respect des règles du jeu » (ce qui revient à se placer sous la notion d’ordre public et non plus de neutralité et de Laïcité du service public). Partant, la FFF aurait-elle le droit (sinon le devoir si l’on en suit l’esprit de la Loi du 24 août 2021 qui a précisément commencé à brouiller cette frontière entre sphères publique et privée) de « limiter la liberté de ceux des licenciés qui ne sont pas légalement tenus au respect du principe de neutralité du service public, d’exprimer leurs opinions et convictions si cela est nécessaire au bon fonctionnement du service public ou à la protection des droits et libertés d’autrui, et adapté et proportionné à ces objectifs ». Pour le CÉ, donc, l’ordre public du match passe avant la liberté des joueurs et des joueuses même s’ils n’incarnent pas le service public.

(…)

Doit-on s’attendre, demain, à ce qu’au nom extensif de cette jurisprudence, on impose aux patients usagers des établissements publics de santé, de ne plus faire état d’aucune liberté religieuse ? Les sportifs français seront-ils conséquemment les seuls à ne pas pouvoir matérialiser leur liberté religieuse aux prochains jeux olympiques parisiens alors que le CIO le permet aux autres joueurs ? Il n’est jamais bon signe qu’un État (comme dans la Loi précitée) ou un juge (comme ici) fasse primer aussi facilement l’interdit au détriment de la liberté. Sérieusement, la République se sent menacée par quelques joueuses de football voilées et la République en appelle à la limitation de leurs droits au nom de la sécurité publique ? Étonnamment, peut-être, il semblerait que le financement par des groupes ou émirats – officiellement religieux mais très riches – ne menace pas autant le service public français et sa neutralité.

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