Pour célébrer la fête des morts, chezFoucart vous propose de parler… suicide !
Le présent texte est issu de : Touzeil-Divina Mathieu, « Un suicide de l’Université » in VIALLA François & alii (dir.), Le Suicide ; de l’Antiquité au XXIe siècle ; Bordeaux, LEH ; 2022 ; p. 255 et s.
Il a fait l’objet d’une communication en septembre 2022 à Montpellier.
« Il n’est pas d’individu qui n’ait eu des idées de suicide[1] »
Hors des sentiers entremêlés du Droit et de la Médecine, généralement arpentés lors des présentes rencontres initiées par le professeur Vialla, on voudrait ici questionner l’existence d’un suicide – en France – de son Université. On entend mais assume bien le caractère potentiellement provocateur des présents propos tenus par un universitaire résolument amoureux – malgré ses failles et ses vices, ses errances et ses passions destructrices – de ladite Université. Nous n’avons à ce titre aucune leçon à donner à personne et ne comptons pas décrire une situation qui nous serait faussement étrangère ou à propos de laquelle nous dirions qu’elle ne serait que la faute de l’action ou de l’inaction d’autres que nous y compris.
Si l’Université, en France, mais aussi ailleurs, va mal, c’est d’abord très certainement parce que les universitaires ne la défendent et ne s’y investissent pas ou plus assez.
Si l’Université, en France, se meurt, ce n’est pas seulement parce que des gouvernants successifs ont tout engagé dans une voie morbide sinon mortifère, c’est aussi parce que les universitaires ont accepté – fut-ce passivement – un certain nombre de changements marqués notamment du sceau du néo-libéralisme. Si l’Université, en France, se meurt, ce n’est pas uniquement la faute des autres ou de la main comme invisible de gouvernants ou de conseillers, c’est aussi le choix incarné de politiques concrètes et de réductions ou de modifications budgétaires matérielles aux niveaux européen mais aussi national et même local dans chaque établissement.
Si l’Université, en France, se meurt, ce n’est pas que la conséquence d’actions ou d’inactions de politiques, d’administrateurs et du corps enseignant mais c’est aussi dû à la passivité tristement consumériste de certains qui accompagnent ces mouvements destructeurs.
Y aura-t-il un espoir à traiter de ce sujet et quelques pistes potentielles de réjouissance ? A priori, non. Le constat que nous dressons est affreux et triste, malheureux et pessimiste. Toutefois, parce que nous aimons l’Université, parce que nous aimons ses personnels et ses étudiants, nous voulons croire en quelques espoirs ou possibilités et – singulièrement – en l’existence d’autres personnes non seulement partageant nos constats mais surtout désirant les contrer et les dépasser. Oui, nous le croyons, l’Université, en France, se meurt et – même – est poussée à une forme de suicide mais avec un peu de chance(s), il ne s’agira que de tentatives infructueuses.
De quelle « Université » allons-nous parler ? Essentiellement, de la situation des établissements dits « d’enseignement supérieur et de recherche », c’est-à-dire de la matérialisation première (en quantité) du service public académique par des « établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel » définis aux articles L. 711-1 et s. du Code de l’Education. Principalement, donc, on se réfèrera à la situation originelle des établissements « classiques » universitaires et non de ceux, de plus en plus nombreux (et poussant les premiers à réfléchir au suicide), des établissements spéciaux dits « grands » (cf. art. L. 717-1 du même Code) ou « écoles » ou encore à statuts particuliers. Au sens large, cela dit, on écrira le mot générique « Université » avec une majuscule assumée afin d’envisager ce service public et ses missions.
L’Université ainsi entendue n’exclut pas, loin s’en faut, ses membres. « L’Université, c’est nous », avons-nous l’habitude de revendiquer : c’est l’ensemble de sa communauté académique : enseignants-chercheurs et chercheurs, personnels administratifs et techniques mais aussi – évidemment – étudiantes et étudiants. L’Université n’est évidemment pas que ce monstre froid et juridique d’une personnalité morale envisagée par le Droit ; elle est avant tout une communauté humaine et même, très certainement, un idéal.
Quel « suicide » allons-nous évoquer ? L’emploi du terme « suicide[2] » entendu comme l’action de se donner la mort (c’est-à-dire d’un homicide par soi-même) pourrait surprendre un esprit n’entendant que son utilisation par et pour des personnes physiques, êtres humains vivants. Toutefois, non seulement des études ont pu envisager le suicide d’êtres vivants non humains (par exemple d’animaux[3] comme certains primates ou cétacés semblant vouloir délibérément en finir) mais encore, si l’on accepte (et c’est notre cas) l’existence de personnalités juridiques autres que la personne humaine physique (à l’instar des personnes dites morales), alors on peut aussi envisager que l’Université, établissement précisément doté (à la différence de ses composantes) de la personnalité juridique ou communauté humaine au sens large, puisse matérialiser l’hypothèse de sa propre mort.
Un « suicide français » ? Nous n’ignorons pas que la présente expression renvoie à un succès de librairie et d’idéologie(s) que l’on doit à un polémiste devenu candidat à l’élection présidentielle nationale[4]. Cela dit, comme l’on ne va se positionner qu’à propos de la situation française, il n’y avait pas d’autres expressions que celle-ci pour décrire notre propos.
De la mort exogène au naufrage & au suicide endogènes. La plupart des écrits traitant de la situation et des libertés universitaire (en France et en Europe principalement) parlent souvent d’une « mort » provoquée de l’Université et singulièrement d’une mort exogène même aux universitaires puisque décidée et/ou matérialisée soit par des gouvernants et législateurs nationaux soit par des situations économiques et financières internationales et globalisées. En d’autres termes, la « mort de l’Université » ne serait pas sa faute et sa responsabilité mais celle de facteurs hors de son propre corps qu’elle ne ferait que subir. En ce sens principal peut-on citer les écrits suivants pourtant diamétralement opposés :
- Mort ou résurrection de l’Université[5] du doyen Zamansky qui déplore la façon dont, selon lui, les normes post-soixante-huitardes auraient ôté aux Universités leur pouvoir d’autorité de façon complaisante et faible face à des étudiants tout-puissants ;
- How Universities Die[6] de Peter Fleming qui envisage au contraire la mort du système académique subissant un tournant autoritaire liberticide.
Notre propos, précisément et sans les nier ou les contrer, consistera à affirmer que non seulement ces facteurs exogènes (ni niés ni contestés) existent mais encore qu’en interne, l’Université et ses universitaires, soit ne les combattent pas ou peu, soit les accompagnent ou les provoquent de façon endogène. Partant, peut-on évoquer, non seulement un « naufrage » annoncé depuis des dizaines d’années de l’Université française (naufrage que nous avions à ce titre comparé à un Titanic[7] au côté de M. Arnaud Lami en 2019) mais encore désormais à une forme de « suicide » puisqu’accompagné – sans peu de résistance(s) – par la communauté universitaire elle-même.
Si l’Université, en France, se meurt c’est en effet aussi parce que sa communauté l’y conduit et semble s’y résoudre. Pour traiter de ce consternant constat, on a décidé de suivre deux idées principales et complémentaires traduisant ces mouvements exogènes et endogènes : en quoi l’Université française est-elle poussée de façon active au suicide (I) et comment elle semble de façon passive s’y résigner (II).
I. De la « provocation » au suicide universitaire
On le sait, il arrive qu’un suicide ne soit pas totalement intentionnel et que d’aucuns y poussent des êtres affaiblis[8]. C’est là l’une des définitions de la « provocation au suicide » telle qu’envisagée depuis la Loi du 31 décembre 1987[9] et telle que punie aux art. 223-13 et s. du Code pénal. Voilà effectivement, pensons-nous, que si l’Université se meurt, ce n’est certainement pas parce qu’originellement elle ne souhaiterait pas vivre ou se battre mais parce que par de multiples mouvements confluents, elle est incitée à se laisser mourir sinon à le décider de manière proactive. De cette provocation au suicide universitaire français, on prendra neuf (mais il y en a malheureusement d’autres) exemples et matérialisations des plus topiques.
I.1. Des Universités étouffées par des normes et des « pararègles » multipliées. A trois niveaux, la situation des Universités françaises est régulée ou se veut l’être :
- à un niveau international (et non uniquement européen) par les désormais célèbres classements comme celui dit de Shangaï ou encore par les réglementations issues par exemple du processus dit de Bologne et sa transformation des connaissances universitaires en crédits « ects » monétisant ainsi jusqu’au savoir même ;
- à un niveau national où les Lois (à l’instar de la célèbre Loi dite Pécresse ou Lru[10]), décrets et règlements ne cessent de se multiplier sous chaque législature dans un mouvement de managérisation et de privatisation sinon d’imitation de l’enseignement privé et commercialisé sous le prétexte, parfois paradoxal, d’une « indépendance » et d’une autonomie prétendues des Universités ce qui n’est qu’en partie réel ou a minima hypocrite si l’on considère qu’une dépendance et une tutelle étatiques originelles sont transformées en d’autres dépendances et formes de contrôles[11] (notamment locaux et incarnés par la présidence de toute Université) ;
- à un niveau de plus en plus local, enfin, par l’existence d’autres normes (règlements et arrêtés universitaires) mais encore – surtout – par la multiplication de circulaires, notes de services et autres accessoires du pouvoir dit pararéglementaire qui sont adressés de façon continue, à toute heure ou presque de la journée, à l’instar d’un réseau social incontinent et rappelant qu’il est interdit d’aller à tel endroit, de manger ou de fumer dans tel autre, d’accéder à l’Université une fois tel horaire dépassé, etc. Parfois même, on communique pour dire que l’on ne trouve pas les mots mais qu’il est important de se montrer présent et donc de le dire.
De cet ensemble normatif sans cesse mis à jour et parfois transformé et de cet ensemble paranormatif plus communiquant que décidant, les universitaires sont les réceptacles. Leur première agression est textuelle et plus numérique que jamais : en fin de semaine, après 18h, pendant leurs cours, pendant leurs vacances, de façon automatisée et déshumanisée et de moins en moins personnalisée, ils sont abreuvés de nouvelles, de textes, de demandes, de vérifications, d’ajouts normatifs et pararéglementaires. Et si leurs correspondants peuvent ne jamais leur répondre ou prendre leur temps, eux et elles semblent contraints à recevoir une information continue et à y répondre dans l’instant puisque les technologies le permettent ou le permettraient.
Or, ce gavage textuel électronique est la première et continue pression que l’Université subit. Il conviendrait, selon nous, de la réguler et de la restreindre car elle confine ou pourrait confiner à une forme de harcèlement. En outre, signalions-nous en 2018[12], « les incohérences des réformes sont surprenantes. – Il ne fait que peu de doutes que les « réformes » pèsent de plus en plus sur les établissements et leur personnel. Les ambitions sont quelquefois grandes, mais prises à la hâte sans réelle concertation. Les textes législatifs ou réglementaires sont souvent élaborés au mépris des réalités universitaires, cela se traduit par des dispositifs complexes et fixes qui se contredisent. Qu’on se le dise, le système devient schizophrénique. Les charges administratives pesant sur les universitaires sont, de plus en plus lourdes, démotivantes et non considérées. Les moyens financiers pour atteindre des objectifs, a priori ambitieux, sont faméliques, les arbitrages financiers sont incessants et se font autant au détriment de la formation qu’au détriment de la recherche. Le modèle universitaire est en crise, d’autant plus si on le compare à d’autres institutions d’enseignement supérieur, dont l’allocation de moyens et le prestige sont nettement plus importants ».
I.2. Des budgets de plus en plus contraints & conditionnés. Il est impossible ici de ne pas évoquer la question financière. Sans rentrer dans une bataille de chiffres qui pousserait d’aucuns à remarquer de façon positive telle augmentation ciblée pour telle Université ou tel projet, il faut au contraire – selon nous – ne pas discuter de façon globale et hors-sol de la part que la puissance publique consacrerait à l’Université mais réaliser deux constats malheureux :
- d’abord, il est inutile d’affirmer une hausse générale du budget de tant de pourcentage dans l’absolu car elle ne dit rien mais il faut la contextualiser en fonction du nombre (croissant et non diminuant) d’étudiants et de personnels (étonnamment diminuant et non croissant) dans certains établissements. C’est au regard de ces éléments matériels que l’on pourra seulement parler des mouvements budgétaires mais rarement ces données ne sont publiées ensemble et dans cette optique.
- En outre, c’est bien plus souvent l’utilisation des fonds qu’un montant absolu qui sont discutés et critiqués car ces utilisations sont malheureusement de plus en plus cosmétiques ou liées à des politiques de communication(s). Si l’on veut vraiment aider l’Université il ne faut pas autant conditionner les budgets alloués à la rédaction de dossiers demandant des semaines de travaux et de bureaucratie mais permettre aux Universités elles-mêmes de les répartir en fonction des besoins réels de terrains et non des lubies ministérielles exprimées.
Pire encore, niant le principe pourtant constitutionnel de l’enseignement supérieur et de sa recherche, comment ne pas être affecté par la multiplication de ces budgets ne considérant uniquement que la matérialisation de telle recherche orientée et de tels travaux ciblés et bien souvent estimés être le fruit de recherches à visées pratiques et immédiates et non fondamentales. Si, à terme, seules certaines recherches estimées bonnes par les gouvernants ne sont finançables, c’est le principe même de la recherche que l’on atteindra. Il faut lire à cet égard les propos inquiétants mais si éclairants du professeur de Meulemeester[13] lorsqu’il démontre en quoi le nouveau financement universitaire (de Humboldt au New Public Management) est une « précondition à la liberté académique » et – précisément – en quoi cette condition est si malmenée de nos jours. A l’inverse, selon nous, faudrait-il rétablir des budgets bien plus participatifs dans chaque communauté universitaire et ce, au regard des besoins et des expressions académiques locaux.
I.3. Des fonctions publiques étatiques démantelées au profit de contractuels de plus en plus précaires et dépendants. Cela fait bien plus de dix années (depuis le vote des Lois de fonctions publiques des 3 août 2009 et 6 août 2019 notamment) que la fonction publique étatique académique est malmenée. Non seulement les emplois permanents de l’administration (au regard de l’art. L. 3 du Code général de la fonction publique) y sont pleinement (et deviendront majoritairement) assumés par des contractuels engagés sur des durées de plus en plus courtes et dépendantes des Présidences en place (ce qui porte directement atteinte à la continuité du service public à laquelle on substitue des missions et des actions personnalisées, temporaires et contingentes aux administrateurs élus) mais encore cette contractualisation vérole aussi désormais le personnel enseignant.
Certes, qu’il soit possible pour un emploi temporaire (comme un remplacement ou une mission spéciale) de faire appel à des contractuels n’est pas gênant (bien au contraire) mais que cette faculté devienne la norme pour presque tous les emplois est très critiquable et préjudiciable à la continuité même de l’Université. Ceci est particulièrement vrai depuis le vote de la Loi préc. de 2019[14] qu’accompagne et amplifie, spécialement pour l’Université, la Loi dite de programmation de la recherche[15] (Lpr). En effet, désormais, le mouvement de contractualisation dépasse le cadre originel des chargés (temporaires puisqu’espérant devenir titulaires) d’enseignement et de recherche pour attaquer celui des enseignants-chercheurs (principalement maîtres de conférences et professeurs). Il existe ainsi des « chaires » ou « tenure track » qui proposent, avec l’aval du Conseil constitutionnel[16], de recruter par contrats des enseignants-chercheurs qui, s’ils donnent satisfaction au mépris même du principe dit constitutionnel d’indépendance puisqu’ils seront conventionnellement dépendants, seront peut-être titularisés. Tout est désormais organisé pour que l’administration comme le personnel enseignant se range sous la coupe dépendante d’une Présidence de plus en plus puissante.
I.4. Une administration à son propre service ? Quand le service public devient une entreprise sur le modèle hospitalier. Les établissements publics hospitalier et académique ont de multiples points communs à commencer par leurs histoires et origines[17]. Malheureusement, l’Université a tendance à suivre aussi les dérives hospitalières sans vouloir ou pouvoir les éviter. Ainsi, comme pour l’hôpital, on a fait le choix de ne plus le diriger par l’un des siens (un médecin) mais par un administrateur manager érigeant le service public sous le sceau principal d’une vision entrepreneuriale, l’Université façonne sa nouvelle présidence sur le même modèle et bientôt, comme dans de nombreux établissements d’enseignement supérieur déjà, le Président ne sera plus un enseignant-chercheur, un primus inter pares, mais un chef d’entreprise dont les objectifs financiers tendront à toujours primer sur ceux sociaux et éducatifs.
Les services administratifs sont malheureusement également l’incarnation de cette transformation. Alors qu’originellement ils étaient placés en appui et en aide aux personnels enseignants et de recherche, ils ont tellement été réduits et pressurisés, de plus en plus précaires et dépendants de la Présidence, que leur mission même a évolué. Surchargés, ils ont tendance à déléguer leurs missions (surveillance, réponse aux étudiants sur des questions de scolarité, ménage parfois même, remplissage des notes sur des logiciels, etc.) aux enseignants-chercheurs qui, même s’ils râlent, s’exécutent globalement. Les courriels adressés par certaines administrations témoignent de ce changement en donnant désormais des ordres devenus directs aux personnels universitaires : « merci de ceci » ; « merci de cela » et ce, avec obligation de répondre dans la journée, l’heure, le week-end.
L’administration oublie alors sa mission d’aide en faveur du service public pour ne se penser et repenser qu’en fonction de sa propre existence. Elle est devenue son propre objet.
I.5. L’excuse pandémique : hybridez ou mourez. La période sanitaire contemporaine due à la pandémie de Covid-19 a malheureusement amplifié ces mouvements. Prétextant une impossibilité de matérialiser certaines actions, c’est encore aux universitaires que l’on a demandé d’agir et d’incarner – parfois seuls – le service public. Sans que l’Université ne fournisse (dans la plupart du temps) de caméras, de connexions internet, d’ordinateurs, de locaux, ce sont les enseignants-chercheurs qui ont pallié les défaillances du service public avec leurs moyens et leurs ressources propres. Et comme cela a fonctionné, l’administration en a pris le pli et en a (parfois) abusé. Aux enseignants ainsi d’organiser administrativement certains examens, de les surveiller, de les corriger (évidemment), de remplir les tableaux de notes, etc. Et si certains cours ont pu se faire en visio-conférence – faute de mieux – pendant les périodes confinées, la mode de l’hybridation est venue s’implanter de façon principielle. D’abord, on a demandé de façon temporaire (pour les étudiants confinés) de pratiquer les cours sur place mais aussi en étant filmés (généralement par ses propres moyens, sa caméra, sa connexion, son logiciel etc.) sans que l’Université et son administration ne l’organise. Puis, on a généralisé cette faculté singulièrement préjudiciable à la pédagogie même de l’enseignement. Un cours peut être très bon en distanciel ou en présentiel mais rarement les deux en même temps. Des pressions administratives ont alors affecté certains collègues ainsi « obligés ».
I.6. Réformez ou mourez : les statuts spéciaux multipliés. Depuis plusieurs années, par ailleurs, deux autres mouvements de réformes sont suggérés sinon financièrement imposés (sans véritable choix autonomes) à certaines communautés académiques et quelquefois même cumulés :
- soit, il est fortement conseillé aux Universités même quantitativement déjà importantes en nombre d’étudiants, de se regrouper en « communautés » toujours plus grandes, imposantes et comparables à certains standards internationaux de « visibilité » mais en créant, parfois de force et par fusion, des « monstres » sans logique véritable (notamment scientifique) de regroupement qui perdent en humanité et en proximité ;
- soit, il est suggéré (y compris au niveau ministériel) de dépasser la personnalité juridique de l’Université au profit d’un établissement spécial ou dit « grand » avec toujours plus d’autonomie et de pouvoirs locaux au détriment de l’idée même de service public national et de son idéal d’Égalité.
La multiplication de statuts spéciaux tend ainsi à devenir la norme et pousse certains établissements « classiques » à se suicider pour tenter une « opération phénix » de type : mourir pour survivre ou mourir pour être exterminé / dépassé par d’autres. Il en fut ainsi récemment en Occitanie, lorsqu’une des « composantes » d’une Université toulousaine devint[18] « grand établissement » avec sa propre personnalité ; les autres (anciennes) composantes se sentant alors obligées de renchérir et de suivre cette course effrénée.
I.7. Fournissez des efforts ou mourez : la suspicion préalable d’inactivité & le mépris généralisé. On se souvient, en pleine campagne présidentielle, des propos[19] du candidat-Président Macron proposant aux enseignants (de manière générale et non à l’Université en particulier) de gagner davantage non par une revalorisation – pourtant nécessaire au regard des standards européens de rétribution académique – mais par un surcroît de travail que de nouvelles missions matérialiseraient. Il y a une forme de mépris de la part de certains gouvernants envers les agents publics estimés « non produisant » au regard de l’œil économique classique comme si la valeur sociale comptait moins. Les enseignants, y compris à l’Université, en souffrent et on leur demande sans cesse d’augmenter les cadences et les rapports à fournir, les matériaux administratifs et les tableaux à remplir avec une forme de suspicion (qu’ont également certains administrateurs) d’inactivité et de fénéantise académiques. Alors, au lieu de féliciter les agents, on les condamne à travailler toujours plus s’ils veulent espérer quelques améliorations. Les Lois préc. de fonctions publiques engagent aussi à la démission, aux cumuls d’activités, etc.
Toujours plus.
I.8. Des pressions confluentes sous climat de morale bien-pensante. Plusieurs ouvrages ont déjà dénoncé (mais manifestement en vain) les pressions et lobbys économiques qui affectent l’Université et singulièrement sa recherche de plus en plus appliquée (et de moins en moins fondamentale) et de plus en plus relative à des besoins concrets et/ou identifiés par des entreprises « partenaires ». Ces pressions économiques sont telles qu’existe désormais un véritable « marché de la recherche » aux dimensions européennes dans lequel l’utilité concrète et l’efficacité rapide des chercheurs semble être la seule clef de lecture[20].
Par ailleurs, on voudrait aussi mentionner ici une dérive que connaît la société entière et qui malheureusement n’épargne pas l’Université française pourtant censée réfléchir et s’ouvrir à tout phénomène en gardant un œil critique : une forme de « bien-pensée » généralisée qui tend à imposer – par le fruit de pressions majoritaires et ultra communicantes – des poncifs et des a priori qui servent des logiques consuméristes et népotistes entre certaines gouvernances et certains lobbys ou associations. Ici on condamnera d’office un collègue contre lequel aucune plainte n’aura été signalée à la Justice mais que des étudiants dénonceront, sans preuve, comme agresseur ou violeur ; là, ce sera un agent ostracisé et discriminé du fait de sa sexualité au besoin seulement fantasmée. Sans aller jusqu’à crier à l’existence d’une « génération offensée » ayant installé une « police de la pensée » (car on ne partage pas toutes les dérives que dénonce l’auteure[21] de l’essai évoqué), force est de constater que des auto-censures et des pressions morales et moralisantes submergent nos Universités et traduisent une dérive moraliste certaine au détriment des libertés et des différences. Des lynchages sociaux et médiatiques mêmes s’y produisent désormais et quelques collègues, revendiquant une vision unique et morale de la déontologie, s’y réincarnent en inquisiteurs lançant des meutes de suiveurs. « A l’Université (…), temple du savoir, règne désormais » parfois « la terreur (…) de penser[22] ». Au plus haut niveau, même, quelques ministres en viennent à dénoncer tel ou tel courant de pensée réel ou fantasmé comme devant être combattu au sein de l’Université. Il en fut ainsi par exemple lorsque les ministres Vidal et Blanquer dénoncèrent l’implantation académique d’un « islamo-gauchisme » (sic) gangrenant selon eux l’Université ce que plusieurs collègues reprendront en tribune comme un flambeau[23].
Les résurgences d’un « ordre moral » et d’une police du bon goût ne sont pas si éloignés.
I.9. Des réformes exogènes imposées aux corps endogènes. Enfin, au titre toujours des pressions poussant l’Université à la mort, signalons la masse des réformes parfois à contre-sens imposée à sa communauté. Or, signalions-nous en 2018[24], « ce qui tue (…) peu à peu l’Université c’est le silence assourdissant de ses membres qui ne se conçoivent pas comme formant un tout : les enseignants-chercheurs (et en leur sein tout un tableau de grades), les personnels administratifs (avec une autre hiérarchie) et – évidemment – les étudiants. Or, le salut académique viendra selon nous de cette première reconnaissance de l’existence d’une communauté unique d’intérêts, de vie et d’Université ». Car ce qui permet « aux gouvernements successifs d’avancer différentes réformes – sans nécessaires liens entre elles – c’est l’absence d’unité et de solidarité académiques ainsi que la non-connaissance manifeste des rouages, des représentants et des lieux de pouvoir(s) universitaire(s) ». C’est aussi, malheureusement, la non-consultation trop fréquente sinon habituelle de ces mêmes corps.
II. Du suicide universitaire « non assisté »
Si l’on a utilisé l’image du suicide provoqué dans la précédente partie, il convient maintenant d’envisager que ce sont les universitaires eux-mêmes, de façon endogène, qui accompagnent les mouvements premièrement décrits. Malheureusement, dans ces secondes actions, le suicide paraît « non assisté » et réalisé même dans une forme de troublante indifférence tant de la part de la société française que des universitaires parfois eux-mêmes. Là encore, on se propose d’en saisir neuf matérialisations des plus symptomatiques selon nous.
II.1. Des temps & des espaces académiques remplacés par des temps administratifs. Non seulement le temps académique des universitaires est grignoté et chamboulé par des temps de rédaction, de notation, de consultation, de formalisme et d’organisation administratifs qui empêchent les enseignants-chercheurs de disposer de temps longs (à part pendant leurs « vacances ») pour s’adonner à leurs obligations de recherches tant collectives qu’individuelles mais ce « temps » est de plus en plus calibré. A la liberté de pensée et d’expression succède le formalisme des cases et d’un nombre restreint et limité de signes. Il existe par ailleurs dans l’administration et la somme des rapports et des dossiers à rédiger mais aussi dans la recherche scientifique où, pour des raisons financières uniquement, on impose des standards formels de pensée calibrée sans permettre à cette dernière de prendre le temps de l’expression. À force de tout réduire formellement et d’exiger une quintessence d’expression, c’est aussi malheureusement le fond que l’on atteint.
II.2. Une liberté académique non suffisamment revendiquée. Plusieurs auteurs[25] ont pris pour défense la thématique de la et non des libertés académiques[26] ; liberté professionnelle entendue comme l’une des libertés des universitaires, distincte de la liberté d’expression en ce que cette dernière traduit une opinion, une pensée, alors que la liberté académique est le fruit d’un savoir et d’une expertise revendiqués[27]. Il s’agit de la protection de la production d’un savoir libre, indépendant et nécessairement potentiellement critique[28]. Ladite liberté comprend par ailleurs l’enseignement et la recherche. Ainsi, si un collègue est attaqué sur sa vie intime par un autre collègue, il ne s’agit pas de liberté académique mais de l’expression, potentiellement injurieuse ou diffamatoire, commune. En revanche, lorsqu’une personne déconsidère ou qualifie de façon dégradante la production scientifique d’un universitaire ou la nie, il s’agit bien d’une atteinte à sa liberté académique.
Malheureusement, la liberté académique est encore trop peu revendiquée des universitaires qui semblent majoritairement accepter leur sort et la banalisation des procédures de censure, de baillons[29] ou encore de dénigrement de certains collègues par des meutes bien-pensantes d’une police académique policée et moralisante. Même certains exemples étrangers comme les attaques abjectes dont nos collègues turcs ont été les victimes par leurs gouvernants ne semble pas émouvoir la majorité de nos collègues[30]. N’est-il pourtant pas temps de se réveiller ?
II.3. Des missions universitaires devenues essentiellement administratives. On a déjà commencé à décrire supra la façon dont certaines administrations, faute principalement de personnels et de moyens, se déchargent de plus en plus sur les enseignants-chercheurs qui eux-mêmes ont parfois tendance à se retourner vers les chargés d’enseignement pourtant souvent précaires et déjà pressurisés. Ainsi relève le pr. Beaud[31] qui qualifie explicitement le phénomène de « harcèlement administratif », « l’administration oblige, ou tente d’obliger, les universitaires à effectuer des tâches administratives qui ne sont pas de leur ressort » tant et si bien que certains collègues, affirme l’auteur, ont désormais le sentiment d’être « au service (…) des services administratifs » tant les missions déléguées – souvent de force et sans explication – sont nombreuses et vont parfois jusqu’à toucher à la pédagogie[32] et aux méthodologies d’enseignement lorsque par exemple un service de scolarité impose une hybridation des cours, l’obligation de publier tel ou tel support ou encore celle de réaliser des tests ou Qcm réguliers.
Certes, nous ne disons pas que chaque universitaire l’accepte ou est pareillement sollicité de nouvelles missions. Cela varie selon les services, les scolarités et les Universités mais chacun y est désormais a minima confronté et si certains affirment que les missions administratives sont devenues majoritaires (notamment pour celles et ceux à la direction de formations comme un master), on peut au moins affirmer ici que la mission universitaire est désormais touchée et affectée en son essence par ces tâches administratives multipliées. Voilà pourquoi on a indiqué ci-avant que les missions universitaires étaient devenues « essentiellement » administratives. Cela ne signifie pas qu’il n’existe plus de temps pour l’enseignement et la recherche mais que ces derniers temps sont désormais considérablement amputés. Or, si les universitaires continuent de l’accepter, pourquoi cela cesserait-il ?
On compte malheureusement bien trop souvent encore sur la prétendue « vocation » des personnels académiques et en leur célébration de l’intérêt général passant avant leur intérêt personnel mais bientôt cet équilibre même sera dépassé. Désormais, les contentieux[33] se multiplient conséquemment lorsque certains universitaires contestent – enfin – les missions administratives et les cadences imposées[34].
II.4. Des Présidents d’Université revendiquant une décentralisation académique & acceptant d’oublier leur condition originelle. En 1971, le professeur Debbasch qualifiait déjà l’Université post-soixante-huitarde de[35] « désorientée » et incriminait les formes de la décentralisation académique en cours. C’est en effet depuis la Loi Faure du 12 novembre 1968 que l’idée d’Universités indépendantes ou plus autonomes de la tutelle ministérielle étatique est revendiquée. Sur ce point, les Lois préc. dites Lru et Lpr n’ont rien inventé mais n’ont qu’amplifié un mouvement long et singulièrement bâtard. En effet, tant que le ministère continuera d’avoir le dernier mot, tant qu’il pourra intervenir directement sur les budgets des Universités dites autonomes, tant qu’il devra être consulté sur autant d’actes et d’actions, tant qu’il interviendra directement auprès de certaines composantes sans même en parler au préalable aux chefs d’établissements pourtant concernés, il sera impossible tant juridiquement que politiquement de parler de décentralisation ou d’autonomie. Autrefois, les universitaires dépendaient du Ministère. Désormais, « indépendants » (sic) ils relèvent du chef de leur établissement et toujours du Ministère in fine.
Qu’une déconcentration ait eu lieu et soit en cours est indéniable. Qu’une décentralisation soit invoquée n’est qu’œuvre de communication politique. La tutelle est et demeure mais s’y est ajouté, en proximité, un pouvoir présidentiel conséquent. Or, les Présidents d’Universités contemporains, pour la plupart, revendiquent précisément une décentralisation au nom de leur autonomie et de leurs pouvoirs mais ce faisant ils se transforment de plus en plus en des managers d’entreprises uniquement ou principalement préoccupés par la communication, les chiffres et les rendements. Parfois, ils en oublient qu’ils sont avant tout et originellement des enseignants-chercheurs au milieu de pairs. L’Université s’en trouve singulièrement atteinte (et ce, sans même évoquer ceux qui sont grisés par le pouvoir et rêvent d’une caporalisation de leurs collègues).
II.5. Des hypothèses d’étudiants consommateurs au détriment d’universitaires disponibles à toute heure. Si l’on ne conçoit l’Université qu’à travers le prisme global d’une communauté dans laquelle chacun à un rôle à jouer (depuis l’enseignant-chercheur à l’étudiant aux côtés des personnels administratifs), il ne faut pas considérer que les actions des universitaires et des administrations. Il faut aussi s’intéresser à la population estudiantine et ausculter ses comportements les plus récents. Et, avant que nous soit reprochée notre appartenance au corps académique (qui ne comprendrait pas le monde étudiant et le dénigrerait pour se protéger), on réaffirmera ici sans ambages que nous ne concevons notre mission qu’à travers, par et surtout pour les étudiants. Ils et elles sont notre motivation à enseigner et à chercher, à transmettre et à communiquer, et à nous lever le matin même lorsque certains jours académiques sont singulièrement funestes. C’est parce que nous croyons en elles et en eux que nous continuons notre mission. Toutefois, comme tout un chacun (universitaires inclus), les étudiants – aussi – participent à cette dégradation des conditions académiques. Or, la pire de ces matérialisations désenchantée à nos yeux est la part grandissante du consumérisme et de certains partisans du moindre-effort en leur sein. Cela ne signifie pas – redisons-le – que ce comportement est partagé de tous et toutes. Cela indique et dénonce seulement que ce phénomène s’amplifie et est dévastateur. De plus en plus nombreux, en effet, sont les étudiants (doctorants compris) qui estiment et revendiquent même que l’Université leur serait un « dû » dont ils seraient les créditeurs néo-libéraux alors que les enseignants-chercheurs et l’administration ne seraient que des producteurs de cours et de services à leur disposition continue. On ne compte ainsi plus les courriels envoyés en masse sans formule de politesses, sans présentation formelle, adressés quelle que soit l’heure du jour et de la nuit et exigeant une réponse immédiate lorsqu’eux-mêmes mettent des jours ou des semaines à répondre (lorsqu’ils et elles le font encore) aux questions que nous poserions.
A l’instar d’un fast-food au regard de la gastronomie, voici la fast-school ou la fast-academic qui s’invite dans nos murs tant physiques que virtuels.
L’enseignant-chercheur n’y est plus un passeur de savoirs et de méthodologies, un transmetteur d’opinions et un aiguilleur spirituel et critique, il est à la tête de leçons devenues des produits que l’on écoute en podcast n’importe où et n’importe quand à la seule demande (reconnue) de l’étudiant. C’est nettement une déshumanisation que ce comportement consumériste induit. Certains étudiants refusent ainsi désormais de réaliser certains travaux qu’ils jugent trop importants ou trop compliqués voire inutiles à leurs yeux experts pour ensuite exiger telle note, telle appréciation, tel exercice, tel comportement, tel cours, tel sens en fonction de leurs seuls desiderata et objectifs comme si le seul fait d’avoir assisté à la majorité des cours impliquait par exemple une note supérieure à la moyenne. Et, alors que de nombreux directeurs de recherches invitent leurs étudiants à s’ouvrir à de nouvelles méthodologies, à d’autres ouvrages et à d’autres centres d’intérêts et d’études que les leurs, quelques-uns le refusent (parfois même avec insolence) niant ainsi et ne comprenant plus la fonction même de « direction » de recherches.
II.6. Un refus a priori de sa battre et de s’engager malgré les alertes : l’individualisme et le consumérisme triomphants. Cela dit, ce consumérisme estudiantin a aussi gagné la société académique. En effet, c’est toute la société, universitaires compris, qui semble tournée vers l’individualisme et la projection au regard de ses seuls intérêts personnels. Or, une telle attitude – y compris chez des universitaires (ce qui est évidemment bien pire que chez des étudiants) – a de quoi inquiéter. Nous sommes ainsi plusieurs à avoir constaté, par exemple lorsqu’une nouvelle norme législative ou réglementaire se prépare, qu’a priori et jusqu’à ce qu’elle soit votée ou mise en œuvre, nombreux sont les collègues qui ne se préoccupent pas du sort de l’Université de façon générale et de son avenir en particulier comme si la seule question importante était leur emploi du temps, leur sort, leurs indemnités.
Malgré les alertes, malgré les tribunes, malgré les appels, celles et ceux qui témoignent de la mort académique ou appellent à la vigilance sont rarement écoutés ou alors pris pour des Cassandre.
II.7. Un refus a posteriori de voir & de s’être informé poussant aux seuls regrets. Alors, même lorsque ces normes liberticides sont prises (on pense ainsi récemment au vote de la Lpr préc.), il existe encore des universitaires, des personnels administratifs et des étudiants à ne pas s’en préoccuper, à ne pas aller lire les textes et leurs commentaires alors qu’ils et elles en sont directement concernés. Ainsi, pendant les discussions législatives puis le vote à l’Assemblée Nationale et au Sénat et enfin, lors de l’examen par le Conseil constitutionnel, de ladite Loi Lpr de décembre 2020, on a été très étonné du manque d’implication de nombreux collègues, personnels et étudiants comme si – là encore – soit ils n’étaient pas concernés soit ils s’avouaient tristement vaincus.
Or, si l’on peut entendre celles et ceux qui promeuvent ces réformes et les soutiennent, on a beaucoup de mal à comprendre ceux et celles qui disent les combattre mais n’ont rien proposé ou même simplement dit. Généralement, c’est lors de la seule mise en œuvre des normes nouvelles que d’aucuns se réveillent et constatent avec effroi l’étendue des dégâts.
Il est pourtant trop tard.
II.8. Un refus d’entrer en Constitution ? Il existe, il est vrai, un[36] « substrat constitutionnel » pour reprendre la belle expression des auteurs du Droit de l’enseignement supérieur en matière universitaire. Cependant, si quelques principes (comme la gratuité, la Laïcité ou encore l’égalité d’accès à l’enseignement public, supérieur y compris, ainsi que l’indépendance des enseignants-chercheurs) sont reconnus comme de valeur constitutionnelle, l’Université, en France, a bien peu de place dans la Constitution contemporaine ce qui est déplorable au regard de voisins européens. Nous sommes bien loin des arts. 33 et 34 de la belle Constitution italienne proclamant la liberté des arts et de l’enseignement[37] ; liberté revendiquée dès 1859 par les Lois organiques portées par Victor Emmanuel II et qu’invoquait, tel un mantra, Felice Ippolito[38] dans son essai Università crisi senza fine.
Si l’on met de côté le principe préc. d’indépendance des enseignants-chercheurs (rarement appliqué et généralement invoqué de façon presque symbolique) dont il existe peu de matérialisations concrètes et protectrices des droits des intéressés[39], on regrette amèrement que le Conseil constitutionnel n’ait pas saisi la perche que plusieurs d’entre nous lui avait tendue pour mettre en avant la reconnaissance de nouveaux principes constitutionnels précisément plus protecteurs à l’instar des principes notamment suggérés par la professeur Champeil-Desplats[40] ou nous-mêmes[41].
II.9. Une négation de l’indépendance académique ? Voilà peut-être l’un des étonnements les plus grands que nous constatons en la matière (et à propos de laquelle nous espérions un engagement constitutionnel). « Quiconque est investi d’une indépendance » a réaffirmé le professeur Truchet[42], « doit bénéficier d’une protection » et c’est précisément cette protection qui est aujourd’hui en jeu(x) lorsque se pose la question de savoir où elle commence et où elle s’achève[43]. L’indépendance en effet se matérialise non seulement lors du recrutement des agents (c’est-à-dire lors de l’entrée dans les corps de fonctions publiques par un contrôle exercé par les pairs eux-mêmes et non par une autorité extérieure) mais encore pendant l’exercice professionnel pour permettre aux agents protégés d’enseigner et de chercher librement sans pressions, sans dépendance(s) ni économique, ni spirituelle, ni syndicale, ni politique, ni religieuse, etc.
Il n’est alors d’enseignant-chercheur que d’universitaire libre et indépendant. Il est ainsi – heureusement – impensable de façon contemporaine et en France qu’un universitaire n’ait pas la possibilité d’effectuer les recherches qui lui semblent dignes d’intérêt ou soit tenu, sous pression politique ou financière, de ne réaliser que les études que des politiques, des administrateurs ou toute autre personne lui indiquerait.
Il n’est d’enseignant-chercheur que d’universitaire libre et indépendant. Pourtant, c’est parce que ce principe ne cesse d’être remis en question(s), que l’Université a des raisons de songer au suicide. Hélas, l’existence de chaires[44] dites « junior » où l’on contractualise l’entrée conditionnée et dépendante dans la carrière de futurs collègues ne peut qu’effrayer en la matière.
« Aux débuts de ma carrière, peu de temps après mon arrivée en Grande-Bretagne, j’ai été profondément choqué lorsqu’un universitaire de ma branche académique s’est suicidé ».
C’est par ces mots et ce souvenir que débute le dernier chapitre de l’ouvrage préc. de Peter Fleming[45] Dark Academia. Sa conclusion, intitulée « les causes « perdues » le sont-elles vraiment ? » rejoint totalement notre vision tant pessimiste qu’optimiste sur l’avenir universitaire. Oui, la cause semble perdue. Oui, nous allons droit dans le mur. Oui, l’urgence est aussi imminente qu’en matière climatique, sanitaire ou sociale. Oui, l’Université se meurt et ses universitaires accompagnent le mouvement suicidaire…
…mais… oui, on aimerait se tromper et y croire encore.
« Nous sommes les derniers hommes libres,
dit Jean-Raymond.
Allons dormir[46] ».
[1] Esquirol Jean-Etienne, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal ; Paris, Baillière ; 1838 ; p. 222 et s.
[2] Il est ici impossible de ne pas renvoyer aux études (médicales, psychiatriques et sociologiques), à nos yeux, les plus emblématiques sur la question du suicide humain : Le suicide (1897) d’Émile Durkheim et – en grande partie a contrario quant aux causes d’explication de l’acte : Baechler Jean, Les suicides ; Paris, Calmann-Lévy ; 1975.
[3] McAllister Murdoch & Roitberg Bernard, « Adaptive Suicidal Behavior in Aphids » in Nature ; 1987 ; vol. 328 ; p. 797 et s.
[4] Zemmour Éric, Le suicide français ; Paris, Albin Michel ; 2014. On notera cependant que sauf omission l’auteur ne consacre que peu de pages à justifier le choix de son titre alors qu’il décrit davantage la sénescence et la mort d’une Nation à ses yeux plus encore qu’un véritable processus volontaire et assumé de suicide.
[5] Zamansky Marc, Mort ou résurrection de l’Université ? ; Paris, Plon ; 1969.
[6] Fleming Peter, Dark Academia ; How Universities die ; Northampton, Pluto ; 2021 ; p. 50 et s.
[7] Touzeil-Divina Mathieu & Lami Arnaud, « Un nouveau Titanic : l’Université française ? » in Jcp G ; 2018 ; n°25 ; p. 1203.
[8] Ce fut notamment tout l’enjeu entourant la censure juridictionnelle du célèbre Suicide mode d’emploi de Claude Guillon et Yves Le Bonnier (Paris, Moreau ; 1982).
[9] Loi n°87-1133 du 31 décembre 1987 in Jorf du 1er janvier 1988 ; p. 13 et s.
[10] Loi n° 2007-1199 du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités (Lru) in Jorf du 11 août 2007.
[11] Il faut lire à cet égard la démonstration sans pareil qu’en livre : Lami Arnaud, Tutelle et contrôle de l’État sur les Universités françaises, mythe et réalité ; Paris, Lgdj ; 2015.
[12] « Un nouveau Titanic : l’Université française ? » ; op. cit.
[13] Meulemesteer Jean-Luc (de), « Le financement des Universités… » in La Liberté académique ; enjeux et menaces ; Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles ; 2021 ; p. 167 et s.
[14] On se permettra de renvoyer en ce sens à : Touzeil-Divina Mathieu, « Évolution dramatique ou révolution mathématique : la négation du service public et le retour du fonctionnaire contractuel » in Droit social ; n°03 ; mars 2020 ; p. 232 et s.
[15] Loi n°2020-1674 du 24 décembre 2020 in Jorf du 26 décembre 2020.
[16] Et son étonnante (et décevante) décision n°2020-810 DC du 21 décembre 2020.
[17] Un ouvrage, fruit de deux journées de colloques, en témoigne récemment : Lami Arnaud, Poirot-Mazères Isabelle, Touzeil-Divina Mathieu & Vioujas Vincent (dir.), Hôpital & Université, inspirations parallèles ? ; Toulouse, L’Épitoge ; 2022.
[18] Le Monde du 22 février 2022 relate ainsi l’événement au mépris de l’Université mère Toulouse 1 Capitole qui y a dénoncé (par la voix de son Président) une « ingérence » du Ministère tutélaire.
[19] Les Échos du 17 mars 2022.
[20] Il faut lire en ce sens : Bruno Isabelle, A vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche ; Paris, Ed. du Croquant ; 2008.
[21] Fourest Caroline, Génération offensée ; Paris, Grasset ; 2020.
[22] Ibidem ; p. 8 et s.
[23] Le Monde du 31 octobre 2020 en appui des ministres précités.
[24] « Un nouveau Titanic : l’Université française ? » ; op. cit.
[25] Dont le plus visible est sans conteste notre collègue le professeur Olivier Beaud (avec par exemple la publication de ses libertés universitaires à l’abandon ? (Paris, Dalloz ; 2010)).
[26] Sur cette distinction : Beaud Olivier, Le savoir en danger ; menaces sur la liberté académique ; Paris, Puf ; 2021 ; p. 12 et s.
[27] C’est la démonstration claire qu’en offre Engel Pascal, « L’idée d’une Université et la liberté académique » in Revue européenne d’histoire ; 2020, n°05 ; p. 602 et s.
[28] Cette dimension apparaît en majesté dans l’introduction à La liberté académique ; enjeux… ; op. cit. ; p. 19 et s.
[29] Sur ces « procès-baillons » intentés notamment par des entreprises et des politiques : Le savoir en danger ; op. cit. ; p. 208 et s.
[30] Nous avons été très engagés dans le processus de défense des droits et de la liberté académiques des universitaires turcs ainsi qu’un ouvrage et plusieurs missions en Turquie en ont témoigné : Touzeil-Divina Mathieu (dir.), Liberté(s) ! En Turquie ? En méditerranée ! ; Toulouse, L’Épitoge ; 2018 ; collection Revue Méditerranéenne de Droit Public ; vol. IX. Toutefois, lors de la matérialisation de ces actions, nous avons été très étonnés de la faible implication du corps académique. Sur le mouvement, voyez également le chapitre « les académiques pour la paix en Turquie » dans l’ouvrage préc. La liberté académique ; enjeux … ; p. 107 et s.
[31] Le savoir en danger ; op. cit. ; p. 178 et s.
[32] S’agissant précisément de l’enseignement du droit public, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Quelles transmissions pédagogiques du droit administratif ? » in Caillosse Jacques & Voizard Karl-Henri (dir.), Le droit administratif aujourd’hui ; retours sur son enseignement ; Paris, Dalloz ; 2021 ; p. 401 et s.
[33] Sur la judiciarisation de la recherche : Duclos Mélanie & Fjeld Anders (dir.), La liberté de la recherche ; conflits, pratiques et horizons ; Paris, Kimé ; 2019 ; p. 19 et s. Plus largement : Baubonne Mickaël, Carin Robert & Neyrat Anna (dir.), Le contentieux universitaire et la modernité ; Paris, Ifjd ; 2019.
[34] En ce sens : CE, 12 février 2020 ; req. 421997 cité par le pr. Beaud ; op. cit. ; p. 183.
[35] Debbasch Charles, L’université désorientée. Autopsie d’une mutation ; Paris, Puf ; 1971. On notera l’emploi – en sous-titre – du terme « autopsie » renvoyant – lui aussi et décidemment – à l’idée d’une Université défunte.
[36] Fortier Charles, « Les sources du droit de l’enseignement supérieur » in Beigner Bernard & Truchet Didier (dir.), Droit de l’enseignement supérieur ; Paris, Lgdj ; p. 55 et s.
[37] À son égard : Iannello Carlo, « La prise de parole de l’enseignant-chercheur italien : constitutionnelle, culturelle & libérale ! Le liberta culturali fra mercato e tendeze illiberali » in Liberté(s) ! En Turquie ? En méditerranée ! ; op. cit., p. 49 et s.
[38] Ippolito Felice, Università crisi senza fine ; Milano, L’Espresso ; 1978.
[39] On se permettra à cet égard de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « La constitutionnalité de la Lru n’implique pas nécessairement le respect de l’indépendance des universitaires » in La Gazette du Palais, 8 septembre 2010 ; n°l2791, p. 14 et s.
[40] Champeil-Desplats Véronique, « Et si l’exigence de qualification nationale pour accéder aux corps des enseignants-chercheurs était un principe fondamental reconnu par les lois de la République ? » in La Revue des droits de l’homme ; novembre2020 : http://journals.openedition.org/revdh/10618
[41] À titre collectif, par le biais d’une contribution extérieure rédigée par le Collectif L’Unité du Droit à destination du Conseil constitutionnel ou encore, à titre personnel, par la rédaction de l’article suivant : « Et si l’Université entrait vraiment dans la Constitution ? » in Lpa ; 30 décembre 2020 ; n°261 ; p. 06 et s.
[42] Truchet Didier, « Indépendance ! Indépendance ? » in Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Marie Pontier ; Marseille, Puam ; 2020 ; p. 658.
[43] On reprend ici nos propos in « Et si l’Université entrait vraiment dans la Constitution ? » ; op. cit.
[44] Avec d’autres, on a combattu – en vain – la consécration de ces chaires niant l’indépendance des universitaires. Voyez en ce sens le plaidoyer ou contribution extérieure envoyée par le Collectif L’Unité du Droit au Conseil constitutionnel lors de l’examen par ce dernier de la constitutionnalité de la Loi préc. dite Lpr :
[45] Op. cit. ; p.159 et s. ; traduction de l’auteur.
[46] Il faut lire cet essai romancé du regretté Bernard Maris lorsqu’il expliquait déjà – et à quel point – l’Université qu’il qualifie de « la Vieille » se meurt, voire est morte ; à quel point la secondarisation du milieu, son indépendance et sa massification posent problèmes. La citation ici mise en avant est la dernière phrase du livre : Les sept péchés capitaux des universitaires ; Paris, Albin Michel ; 1991.
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