Comment évoquer, à l’heure où nous quitte le professeur Jean-Jacques Bienvenu (1948-2017), celui qui fut à l’Université Paris II notre directeur de thèse et qui, à sa manière, a marqué pour toujours la vie et la carrière de chacun et chacune d’entre nous ? Comment dire en quelques mots la figure toujours généreuse et bienveillante qu’il fut ?

Avant de bien le connaître, Jean-Jacques Bienvenu pouvait paraître quelque peu intimidant et secret aux jeunes docteurs qui le découvraient et qui scrutaient un signe dans l’espoir d’un conseil ou d’une approbation. On pouvait hésiter à s’engager en thèse avec lui, car on était d’abord impressionné par sa prodigieuse érudition et l’on pouvait redouter ses jugements toujours pénétrants et parfois sévères. En s’approchant, par la suite, on remarquait cependant vite sa bienveillance, son œil toujours pétillant et souvent malicieux.

Car l’homme était d’une attention discrète mais toujours réelle et entière pour ceux qu’il avait choisis. A l’occasion d’une rencontre furtive ou d’un déjeuner proposé, il s’inquiétait de nos situations personnelles et matérielles, nous questionnait sur tout (sauf parfois sur le sujet même de notre thèse !). Il veillait comme les gardiens de phare permettent au monde de tourner. Malgré quelques mémorables emportements, il était la bienveillance incarnée et faisait preuve d’une rare générosité scientifique et humaine ; il ne ménageait jamais son temps pour la jeunesse, aussi bien pour ses propres doctorants que pour ceux d’autres collègues. Dans son sillage, nous nous sentions heureux d’avancer car nous étions libres et comme protégés. Libres d’agir et de chercher (parfois trop peut-être mais c’est parce qu’il nous faisait confiance), libres de proposer et d’avancer. Libres de poursuivre là où lui-même avait suivi l’un de ses maîtres, Pierre Legendre. Lorsqu’un événement personnel arrivait, il était là comme homme puis comme ami : discret mais présent et faisant sien nos combats même si sa pudeur l’empêchait de nous le témoigner avec trop d’épanchement.

Tous, reconnaissions sa silhouette et sa démarche lorsqu’il arpentait la rue Soufflot. Tous, nous l’avons croisé dans les entrailles de la bibliothèque Cujas qu’il illuminait et dominait de son savoir. Une image, le tableau du Bücherwurm de Spitzweg, réveille alors ce souvenir de Jean-Jacques Bienvenu dans ces sous-sols. Tous, nous avons eu droit à quelques-uns de ses mots, de ses notes parfois si sibyllins mais tellement justes. C’était un directeur de thèse qui allait à l’essentiel. Ses indications étaient en effet rares et énigmatiques (« Lisez Latournerie » ; « Creusez les droits acquis », « Relisez encore Macarel »). Une fois assimilées, elles ouvraient la voie à des chapitres entiers de la thèse. Tous, avons dû un jour ou l’autre affronter le jugement porté sur une conclusion – sur un simple mot pour d’aucuns – ou même – pour d’autres – sur une partie entière qu’il jugeait comme « n’allant pas du tout », et avons dû nous remettre à l’écriture. Tous, nous sommes-nous construits grâce à lui, et parfois même contre lui (à l’image d’un contre-directeur). Tous, par lui, avons-nous été transformés. Tous, enfin, avons assisté à l’un de ces fameux moments où le Maître semblait s’assoupir lorsque nous croyions l’ennuyer et où, tel le félin qu’il était, rouvrait un œil et nous surprenait en relevant une erreur factuelle comme une date, un prénom, une année d’édition que nous avions eus le malheur d’écorner. Le directeur de thèse veillait.

Sa méthode n’était donc pas conventionnelle : par la liberté qu’elle offrait, elle en a dérouté plus d’un. Pourtant aujourd’hui, alors que sa disparition laisse un vide humain et intellectuel immense à l’ensemble de la communauté scientifique, nous, ses anciens docteurs, réalisons le rare privilège d’avoir été dirigés par un directeur singulier, par un humaniste comme on en croise peu dans sa vie personnelle et universitaire.

Ses anciens docteurs : Mathieu Touzeil-Divina, Renaud Bourget,
Thomas Cortes, Alexandre Desrameaux, Xavier Dupré de Boulois,
Hervé de Gaudemar, Anne-Laure Girard & Benoît Plessix.

Nb : le présent hommage sera publié en Tribune au prochain numéro du JCP A.

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