MalgrĂ© le confinement, la France rend aujourd’hui hommage – en pleine fĂŞte des morts du 02 novembre – Ă  l’un des siens : le professeur Samuel Paty dĂ©cĂ©dĂ© et lâchement assassinĂ© dans l’exercice laĂŻque de ses fonctions. Dans la plupart des Ă©coles, on va se remĂ©morer Ă  juste titre la Lettre de Jules Ferry et comme nous avons eu l’honneur de la prĂ©senter dans le très bel ouvrage (Ă  l’initiative de et) notamment dirigĂ© par le professeur Wanda Mastor, nous avons ici reproduit quelques extraits :

Publication n°05 – du confinement de novembre 2020
Extraits des Grands discours de la culture juridique – Dalloz (c)
– 2017 – Pr. Mathieu Touzeil-Divina (c)

Extraits de la
Lettre de Jules Ferry
aux instituteurs
(17 novembre 1883)


« Monsieur l’instituteur,

(…) Des diverses obligations [que vous impose la Loi du 28 mars 1882], celle assurĂ©ment qui vous tient le plus au cĹ“ur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroĂ®t de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiĂ©e de donner Ă  vos Ă©lèves l’éducation morale et l’instruction civique vous me saurez grĂ© de rĂ©pondre Ă  vos prĂ©occupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux rĂ©ussir, vous me permettez de me mettre un instant Ă  votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntĂ©s au dĂ©tail mĂŞme de vos fonctions, comment vous pourrez remplir, Ă  cet Ă©gard, tout votre devoir, et rien que votre devoir.

La loi du 28 mars se caractĂ©rise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique.

L’instruction religieuse appartient aux familles et Ă  l’Église, l’instruction morale Ă  l’école. Le lĂ©gislateur n’a donc pas entendu faire une Ĺ“uvre purement nĂ©gative. Sans doute il a en pour premier objet de sĂ©parer l’école de l’Eglise, d’assurer la libertĂ© de conscience et des maĂ®tres et es Ă©lèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables Ă  tous, de l’aveu tous.

Mais il v a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volontĂ© de fonder chez nous une Ă©ducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le lĂ©gislateur n’hĂ©site pas Ă  inscrire au nombre des premières vĂ©ritĂ©s que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont comptĂ©. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songĂ© Ă  vous dĂ©charger de l’enseignement moral ; c’eĂ»t Ă©tĂ© vous enlever ce qui fait la dignitĂ© de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en mĂŞme temps qu’il apprend aux enfants Ă  lire et Ă  Ă©crire, leur enseigne aussi ces règles Ă©lĂ©mentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptĂ©es que celles du langage ou du calcul.

En vous confĂ©rant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompĂ© ? A-t-il trop prĂ©sumĂ© de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compĂ©tence ? AssurĂ©ment il eĂ»t encouru ce reproche s’il avait imaginĂ© de charger tout Ă  coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable ? Au lendemain mĂŞme du vote de la loi, le Conseil supĂ©rieur de l’Instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en termes qui dĂ©fient toute Ă©quivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu’il a approuvĂ©s et qui sont pour vous le plus prĂ©cieux commentaire de la loi : je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la rĂ©ponse aux deux critiques opposĂ©es qui vous parviennent.

Les uns vous disent : « Votre tâche d’éducateur moral est impossible Ă  remplir. Â» Les autres : « Elle est banale et insignifiante. Â» C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime ; qu’elle est très limitĂ©e, et pourtant d’une grande importance ; extrĂŞmement simple, mais extrĂŞmement difficile.

Vous n’avez Ă  enseigner, Ă  proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme Ă  tous les honnĂŞtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y mĂ©prendre ; vous n’êtes point l’apĂ´tre d’un nouvel Evangile : le lĂ©gislateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un thĂ©ologien improvisĂ©. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander Ă  tout homme de cĹ“ur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, Ă©coutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, Ă  l’âge oĂą l’esprit s’éveille, oĂą le cĹ“ur s’ouvre, oĂą la mĂ©moire s’enrichit, sans que l’idĂ©e vous vienne aussitĂ´t de profiter de cette docilitĂ©, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mĂŞmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mette en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous ĂŞtes l’auxiliaire et, Ă  certains Ă©gards, le supplĂ©ant du père de famille : parlez donc Ă  son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vĂ´tre ; avec force et autoritĂ©, toutes les fois qu’il s’agit d’une vĂ©ritĂ© incontestĂ©e, d’un prĂ©cepte de la morale commune ; avec la plus grande rĂ©serve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.

Si parfois vous Ă©tiez embarrassĂ© pour savoir jusqu’oĂą il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique Ă  laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux Ă©lèves un prĂ©cepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve Ă  votre connaissance un seul honnĂŞte homme qui puisse ĂŞtre froissĂ© de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, prĂ©sent Ă  votre classe et vous Ă©coutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment Ă  ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment car ce que vous allez communiquer Ă  l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idĂ©es d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanitĂ©. Si Ă©troit que vous semble peut-ĂŞtre un cercle d’action ainsi tracĂ©, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutĂ´t que vous exposer Ă  la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule Ă  cette chose dĂ©licate et sacrĂ©e, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous ĂŞtes ainsi loyalement enfermĂ© dans l’humble et sĂ»re rĂ©gion de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? des dissertations savantes ? de brillants exposĂ©s, un docte enseignement ?

Non La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique, que vous pouvez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.

Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur ces jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivrez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous que, d’ici à quelques générations, les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale.

Ce sera dans l’histoire honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mĂ©ritĂ© d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer, en quelque sorte, d’élever autour d’elle le niveau des mĹ“urs. Ce rĂ´le est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous Ă©bauchez dans l’enfant et d’ajouter Ă  l’enseignement primaire de la morde un complĂ©ment de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous Ă  l’office que la sociĂ©tĂ© vous assigne et qui a aussi sa noblesse : posez dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralitĂ©.

Dans une telle Ĺ“uvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultĂ©s de thĂ©orie et de haute spĂ©culation que vous avez Ă  vous mesurer ; c’est avec des dĂ©fauts, des vices, des prĂ©jugĂ©s grossiers. Ces dĂ©fauts, il ne s’agit pas de les condamner — tout le monde ne les condamne-t-il pas ? — mais de les faire disparaĂ®tre par une succession de petites victoires, obscurĂ©ment remportĂ©es. Il ne suffit donc pas que vos Ă©lèves aient compris et retenu vos leçons il faut surtout que leur caractère s’en ressente : ce n’est donc pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra luger ce qu’a valu votre enseignement. Au reste, voulez-vous en juger par vous-mĂŞme, dès Ă  prĂ©sent, et voir si votre enseignement est bien engagĂ© dans cette voie, la seule bonne : examinez s’il a dĂ©jĂ  conduit vos Ă©lèves Ă  quelques rĂ©formes pratiques.

(…) Une seule mĂ©thode vous permettra d’obtenir les rĂ©sultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supĂ©rieur vous a recommandĂ©e ; peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la rĂ©alitĂ©. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout e reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est mĂŞme plus le fonctionnaire c’est, pour ainsi dire, le père de famille, dans toute la sincĂ©ritĂ© de sa conviction et de son sentiment (…).

Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de hâter par votre manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non pas seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé comme il mérite de l’être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante amélioration morale, alors la cause de l’école laïque sera gagnée le bon sens du père et le cœur de la mère ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude.

J’ai essayĂ© de vous donner, Monsieur, une idĂ©e aussi prĂ©cise que possible d’une partie de votre tâche qui est, Ă  certains Ă©gards, nouvelle, qui de toutes est la plus dĂ©licate ; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribuĂ© par cette lettre Ă  vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la RĂ©publique, et si Je vous avais dĂ©cidĂ© Ă  redoubler d’efforts pour prĂ©parer Ă  notre pays une gĂ©nĂ©ration de bons citoyens (…). Â»


La Lettre aux instituteurs
de Jules Ferry :
catéchisme d’un nouvel ordre

républicain & laïc

Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public à l’Université Toulouse I Capitole
Président du Collectif L’Unité du Droit

I. Jules Ferry & sa « lettre » :
quel(s) discours ?

Un discours ? Quand on lit la Lettre de Jules Ferry aux instituteurs, on peut d’abord se demander s’il s’agit d’un « discours Â». N’est-elle pas – comme le laisse croire son intitulĂ© – un simple courrier entre un ministre (de l’Instruction publique et des Beaux-Arts) Ă  ses agents, instituteurs des Ă©coles primaires ? N’est-elle pas « seulement Â» ce que les administrativistes nommeront aussitĂ´t une circulaire ou plutĂ´t mĂŞme une directive, fixant un cap institutionnel (c’est-Ă -dire une direction) et considĂ©rĂ©e comme interne Ă  l’administration publique : une simple mesure d’ordre intĂ©rieur ?

Elle aurait pu l’être si elle avait Ă©tĂ© adressĂ©e aux seuls recteurs d’acadĂ©mie Ă  l’instar de la circulaire (Ă©galement datĂ©e du 17 novembre 1883) relative aux Ă©tablissements d’enseignement supĂ©rieur (et prĂ©cisĂ©ment adressĂ©e aux « prĂ©fets acadĂ©miques Â» (cf. in Recueil dit de Beauchamp ; Tome III ; 1884, p. 774 et s.)). Or, avant mĂŞme qu’elle ne soit reprise de façon militante par les associations, loges maçonniques et dĂ©fenseurs de la « laĂŻcitĂ©[1] Â» qui vont la diffuser et la rendre cĂ©lèbre, la lettre fut – dès sa publication – bien identifiĂ©e Ă  l’instar d’un rĂ©el discours du ministre sur l’état du droit nouveau, discours adressĂ© aux serviteurs de l’Etat et publiĂ© sur de nombreux supports (y compris par voie de presse). Il s’agit bien d’un discours au sens de ceux ici rĂ©unis et commentĂ©s.

Jules Ferry, de la Commune au Tonkin. En 1883, Ferry est alors tout sauf un inconnu : il est mĂŞme l’une des figures de proue du rassemblement des RĂ©publicains dits opportunistes (par opposition aux radicaux), rassemblement qui a formĂ©, prĂ©cisĂ©ment autour de Ferry, alors PrĂ©sident du Conseil, un cabinet dit « gouvernement Ferry II Â» de fĂ©vrier 1883 Ă  mars 1885 et ce, au service du PrĂ©sident de la RĂ©publique Jules GrĂ©vy (Sur Ferry : cf. les ouvrages de Jean-Michel Gaillard (Paris, Fayard ; 1993), Mona Ozouf (Paris, Bayard ; 2005) et mĂŞme de Xavier Darcos (Paris, Hachette ; 2005)). Il est donc aux premières lignes et sur tous les fronts. Il vient juste (avec la Loi du 28 mars 1882) de mettre en place la rĂ©forme de l’enseignement primaire et il y a mis en avant – plus de vingt annĂ©es avant la Loi de sĂ©paration des Eglises et de l’Etat en dĂ©cembre 1905 – une Ă©ducation nationale et laĂŻque. Dans les esprits de ses contemporains, il est notoirement franc-maçon et par ailleurs ancien maire de Paris (celui qui essaya de gĂ©rer la capitale pendant la Commune de 1871 mais quitta son poste par peur des fĂ©dĂ©rĂ©s) ainsi qu’un dĂ©fenseur chevronnĂ© du colonialisme ce qui lui vaudra le surnom du Tonkinois. Dès 1879 (alors qu’il s’associe Ă  Ferdinand Buisson qu’il va nommer directeur de l’enseignement primaire cette mĂŞme annĂ©e), Ferry est chargĂ© (et par suite associĂ©) aux questions scolaires pour lesquelles il s’investit (par exemple en faisant proclamer par la Loi du 16 juin 1881 le principe de gratuitĂ©) et ce, de façon totale cherchant Ă  rĂ©volutionner les mĹ“urs au profit d’un « ordre nouveau Â».

Un « discours Â» pour asseoir un ordre nouveau. En Ă©crivant, Ferry rĂ©alise trois opĂ©rations de communication(s) : il s’adresse certes aux instituteurs qu’il veut Ă©clairer (sinon rassurer) ; il assume – politiquement – son bilan passĂ© comme ministre de l’Instruction publique auprès des Ă©lecteurs mais aussi il adresse – Ă  l’instar d’un brĂ©viaire ministĂ©riel – pour le futur Ă  celui qui sera dans quelques jours son successeur au Ministère (et qu’il fera lui-mĂŞme nommer) : Armand Faillères (dès le 20 novembre 1883) afin que ce dernier suive ses pas (y Ă©tant ainsi politiquement très obligĂ© eu Ă©gard Ă  la publicitĂ© et Ă  la diffusion dudit discours). L’ordre scolaire nouveau de Ferry repose alors, selon nous, sur le quadriptyque suivant : une Ecole dĂ©sormais rĂ©publicaine (dès 1871), gratuite (dès 1881) mais aussi obligatoire et laĂŻque (ce que la Loi de 1882 vient de consacrer). Ce sont ces deux derniers Ă©lĂ©ments que Ferry va ici magnifier et expliquer faisant enfin vivre le rĂŞve qu’avait esquissĂ© Carnot en 1848 lorsqu’il prĂ´nait un « enseignement (…) gratuit, obligatoire, libre Â». Partant la Lettre de Ferry se trouve dans la tradition explicative de celle Ă©crite par son prĂ©dĂ©cesseur Ă  l’Instruction publique, Guizot, qui, le 18 juillet 1833 (Ă  propos de la Loi du 28 juin 1833) avait Ă©galement fait parvenir sa circulaire aux instituteurs mais ce, avec des rĂ©fĂ©rences quasi omniprĂ©sentes Ă  Dieu et Ă  son clergĂ©.

II. Entre les deux « Cités »,
l’autre « séparation » institutionnelle :
instituteur & curé

« L’instruction religieuse appartient Ă  la famille et Ă  l’Eglise, l’instruction morale Ă  l’Ecole Â» : affirme avec clartĂ© le ministre faisant naĂ®tre une nouvelle distinction entre la « morale Â» dĂ©sormais rĂ©publicaine et la religion. Reprenant quasiment saint Augustin, Ferry explique Ă  ses lecteurs que dĂ©sormais les deux « CitĂ©s Â» (de Dieu et des Hommes) vont enfin formellement ĂŞtre bien distinguĂ©es et donc sĂ©parĂ©es. A chacun son domaine d’influence et Ă  chaque domaine, ses agents ou serviteurs : l’instituteur et le curĂ©. La sĂ©paration – dĂ©sormais institutionnelle – ici Ă©voquĂ©e ne doit Ă©videmment pas masquer le clin d’œil fait Ă  une autre sĂ©paration, que l’on attendra jusqu’en dĂ©cembre 1905 et que l’on nomme aujourd’hui : laĂŻcitĂ©. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue qu’en 1883, prĂ©cisĂ©ment, les deux personnages que sont le curĂ© et l’instituteur Ă©taient tous deux (puisqu’avant 1905) des agents des services publics ecclĂ©siastique et scolaire. Cette double sĂ©paration (de la morale face Ă  la religion et de l’instituteur face au ministre du culte) ne doit donc pas faire Ă©cran Ă  la rĂ©elle sĂ©paration institutionnelle qui se creuse entre les services de l’Etat.

L’instituteur en mission(s). Dès 1792, inspirĂ©e par Condorcet, la France avait dĂ©jĂ  admirĂ© le mot merveilleux « d’instituteur Â». Ces agents de l’Etat, que l’on nommera les « fantassins Â» ou les « Hussards noirs Â» de Ferry selon le mot de Peguy (cf. Duveau Georges, Les instituteurs ; Paris, Seuil ; 1957) deviendront officiellement des fonctionnaires dans ce mĂŞme mouvement (en l’occurrence par la Loi du 19 juillet 1889). Avec Jules Ferry, ces instituteurs vont acquĂ©rir leurs lettres de noblesse. Ils seront les notables – concurrençant le curĂ© – rĂ©publicains de la Raison et non les partisans du dogme. On leur ouvre mĂŞme des Ă©coles de formation(s) qui sont similaires aux « petits sĂ©minaires Â» mais au format laĂŻc : les Ecoles normales. Cette idĂ©e de formation rĂ©publicaine des instituteurs est manifeste dans « La lettre Â» tout comme elle l’est dans l’autre « Lettre aux instituteurs et aux institutrices Â» signĂ©e par Jean Jaurès (in La DĂ©pĂŞche de Toulouse ; 15 janvier 1888) : « Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous ĂŞtes responsable de la Patrie Â» et plus loin : « Il faut que le maĂ®tre lui-mĂŞme soit tout pĂ©nĂ©trĂ© de ce qu’il enseigne Â». C’est Ă  ce prix que la RĂ©publique ne sera peuplĂ©e que de RĂ©publicains.

Dès ses premiers mots, Ferry insiste, quant Ă  lui, sur la nouvelle mission qui guide les serviteurs de l’Etat depuis 1882 et qu’ils ont parfois du mal Ă  mettre en Ĺ“uvre : « donner [aux] Ă©lèves l’éducation morale et l’instruction civique Â» mais en les « dispensant de l’enseignement religieux Â» sans pour autant « enlever Â» aux instituteurs « ce qui fait la dignitĂ© (sic) de [leur] profession Â». De fait, c’est un peu comme si on demandait aux serviteurs de l’Etat de poursuivre l’éducation familiale en une « Ă©ducation nationale Â» oĂą chaque instituteur serait un bonus pater familias (« le supplĂ©ant du père de famille Â» Ă©crit-il mĂŞme) puisqu’on ne demande rien aux agents « qu’on ne puisse demander Ă  tout homme de cĹ“ur et de sens Â».

Une « Ă©ducation nationale Â». Officiellement, ce n’est qu’en 1930 que « l’Instruction publique Â» (Ă  la demande d’Anatole de Monzie) deviendra la contemporaine « Ă©ducation nationale Â». Toutefois, on trouve dĂ©jĂ  dans la lettre de Ferry une ambition identique. Il dĂ©clare en ce sens : « la volontĂ© de fonder (…) une Ă©ducation nationale et de la fonder sur les notions du devoir et du droit Â». Autrement dit, plutĂ´t que d’instruction et de volontĂ© d’apporter Ă  l’école de « simples Â» connaissances, on sent chez Ferry (manifestement ici influencĂ© par Buisson) la volontĂ© de former et d’aider Ă  la formation de futur.e.s citoyen.ne.s.

Le curĂ© relĂ©guĂ©. Quitte Ă  caricaturer un peu, si l’on considère le nouvel instituteur de Ferry comme un soldat de la RĂ©publique, le curĂ© va dĂ©sormais apparaĂ®tre – dans les fantasmes laĂŻcards – comme le Don Camillo s’opposant Ă  Peppone dans la saga fictionnelle de Giovannino Guareschi. Il est presque l’homme Ă  abattre (au moins par la Raison) ce dont tĂ©moignera particulièrement bien Marcel Pagnol dans ses Souvenirs d’enfance (Ă  cet Ă©gard : Viguier Jacques, « La laĂŻcitĂ© dans les « Souvenirs d’enfance Â» de Marcel Pagnol Â» in Journal du Droit Administratif (en ligne sur http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1240#_ftn1) ; 2017, dossier « LaĂŻcitĂ© Â» (sous dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina ; article 120). Les prĂŞtres, en 1882, vont alors se voir dĂ©signer un cadre de compĂ©tences et de lieux Ă  respecter et ce, en dehors de l’école publique dont la circulaire du 02 novembre 1882 faisait – dĂ©jĂ  – tomber tous les crucifix des bâtiments consacrĂ©s… Ă  l’Instruction publique primaire (cf. Cavanna François, Sur les murs de la classe ; Paris, Hoebeke ; 2003).

III. Un nouveau « catéchisme » républicain :
gratuité, obligation & laïcité

La LaĂŻcitĂ© de l’enseignement primaire – quoi que le revendique ici Ferry – n’est pourtant pas sa crĂ©ation. Songeons en effet qu’à la fin de l’annĂ©e 1870 dĂ©jĂ , le prĂ©dĂ©cesseur de Ferry, Mottu, maire d’arrondissement du Paris assiĂ©gĂ© dĂ©cida de laĂŻciser toutes les Ă©coles de son quartier en pleine contradiction avec la Loi dite Falloux du Second Empire ce qui lui vaudra d’être destituĂ©. Quelques jours plus tard, la Commune de Paris – que combattit Ferry – instaura de mĂŞme un enseignement laĂŻc et accessible Ă  tout enfant selon les prĂ©ceptes de l’enseignement dit intĂ©gral d’Edouard Vaillant ou encore de Paul Robin (cf. De l’enseignement intĂ©gral ; Paris, Cerf ; 1869). C’est dans cette mĂŞme Commune que la plus cĂ©lèbre des institutrices gagna tristement sa cĂ©lĂ©britĂ© de Veuve rouge : Louise Michel.

Enseignements moral et civique. Le titre complet de la Lettre ici prĂ©sentĂ©e est celui de « circulaire (…) concernant l’enseignement moral et civique Â». Sans s’y attarder, relevons simplement ici que si la postĂ©ritĂ© a gardĂ© de la Lettre qu’elle Ă©tait (ce qu’elle est aussi) un discours pro laĂŻc sur la morale, elle comportait Ă©galement quelques Ă©lĂ©ments sur le nouvel enseignement civique. Force est cependant de constater que celui-ci ne posait pas de grandes difficultĂ©s associĂ© rapidement et aisĂ©ment aux connaissances habituelles en matière de gĂ©ographie et d’histoire et donnant naissance par suite au fameux mythe de nos « ancĂŞtres les Gaulois Â». IntĂ©ressons-nous, cela dit, Ă  cette nouvelle « morale Â».

Une morale « commune Â» ou « universelle Â». Quel est donc, matĂ©riellement, le contenu de cette nouvelle morale[2] prĂ´nĂ©e par Ferry ? Elle est, nous apprend-t-il, l’hĂ©ritière des Lumières et se veut le triomphe de la Raison hors de tout dogme (sous-entendu religieux) ; elle s’appuie alors sur une nouvelle thèse en vogue : le solidarisme que portera en droit notamment LĂ©on Duguit (cf. Lequin Yves (dir.), Histoire de la LaĂŻcitĂ© ; Paris, Cndp ; 1994 ; p. 119 et s.). MatĂ©riellement, l’instauration d’une morale laĂŻque avait alors pour but premier, ainsi que l’explique Jean BaubĂ©rot (in La morale laĂŻque contre l’ordre moral ; Paris, Seuil ; 1997) d’éviter que « la laĂŻcitĂ© n’entraĂ®ne une perte des repères moraux, un vide qui ne pouvait que favoriser le retour de « l’ordre moral Â» qui avait rĂ©gnĂ©, dix ans auparavant, sous le gouvernement du mĂŞme nom Â».

Des premiers Ă©lĂ©ments avaient bien Ă©tĂ© indiquĂ©s par circulaire du Conseil supĂ©rieur de l’Instruction publique dès le 30 mars 1882 (cf. Journal Officiel) mais comme on entendait tout dire et son contraire sur le nouvel enseignement moral, Ferry a prĂ©fĂ©rĂ© mettre les trĂ©mas sur le i de laĂŻcitĂ© en rassurant le plus possible ces agents : « vous n’avez Ă  enseigner, Ă  proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme Ă  tous les honnĂŞtes gens […]. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, prĂ©sent Ă  votre classe et vous Ă©coutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment Ă  ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment Â». « Car ce que vous allez communiquer Ă  l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idĂ©es d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanitĂ© Â» : « une bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères Â». C’est ce que notre collègue le pr. Mayeur nomme une « morale sans Ă©pithète Â» (cf. Mayeur Jean-Marie, La question laĂŻque ; Paris, Fayard ; 1997 ; p. 63 et s.).

Une morale plus pratique que thĂ©orique. Partant, le ministre va continuer Ă  tenter de rassurer ses serviteurs en leur indiquant que mĂŞme si de très nombreux ouvrages ont dĂ©jĂ  paru et Ă©tĂ© publiĂ©s (dont reconnus et visĂ©s par le Ministère[3]) afin d’aider les « quatre-vingt mille instituteurs et institutrices Â», aucun opus ne sera identifiĂ© comme Ă©tant le meilleur, la seule ou l’unique parole rĂ©publicaine rĂ©vĂ©lĂ©e. Alors, affirme avec fermetĂ© Jules Ferry : « vous n’êtes point l’apĂ´tre d’un nouvel Evangile : le lĂ©gislateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un thĂ©ologien improvisĂ© Â». Les livres de morale ne seront donc que des auxiliaires car « ce n’est pas l’action du livre Â» qui devait compter mais celle, quotidienne et pragmatique, des agents « modèles Â» de morale au quotidien. En effet, pour Ferry la morale Ă  enseigner doit avant tout se prĂ©senter « en un service pratique Â». « Dans une telle Ĺ“uvre, ce n’est pas avec des difficultĂ©s de thĂ©orie et de haute spĂ©culation que vous avez Ă  vous mesurer ; c’est avec des dĂ©fauts, des vices, des prĂ©jugĂ©s grossiers. Ces dĂ©fauts, il ne s’agit pas de les condamner – tout le monde ne les condamne-t-il pas ? mais de les faire disparaĂ®tre par une succession de petites victoires, obscurĂ©ment remportĂ©es […]. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des maximes Ă©crites, copiĂ©es, lues et relues ; mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes Â». Et le ministre de rĂ©sumer : « une seule mĂ©thode vous permettra d’obtenir les rĂ©sultats que nous souhaitons (…) : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la rĂ©alitĂ©. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout e reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est mĂŞme plus le fonctionnaire c’est, pour ainsi dire, le père de famille, dans toute la sincĂ©ritĂ© de sa conviction et de son sentiment Â». Ce sera – peu ou prou – Ă©galement l’avis de Jean Jaurès dans son article prĂ©citĂ© (« Les effets d’un dĂ©bat Â» Ă  La DĂ©pĂŞche du 28 janvier 1910) : « L’instituteur ne doit pas, il ne peut pas proposer aux enfants des solutions toutes faites de ces problèmes Â».

A travers les manuels, les tĂ©moignages, prenons enfin quelques exemples de ces cĂ©lèbres leçons et maximes de morale rĂ©publicaine : « soigne tes livres : ils contiennent la science ; tu dois respecter la science Â» ; « Je ne veux pas ĂŞtre inutile sur la terre, un ingrat envers ma famille, un ingrat envers la France Â» ou encore « l’instruction est, après le pain, le premier besoin du peuple Â» (cf. Jeury Michel & Baltassat Jean-Daniel, Petite histoire de l’enseignement de la morale Ă  l’école ; Paris, Laffont ; 2000 ; cf. Ă©galement l’ouvrage prĂ©c. de Bauberot qui analyse 210 cahiers d’écoliers sous cet angle).

LaĂŻc sans ĂŞtre anti-clĂ©rical. Pour Jules Ferry, la religion appartenait donc – avec d’autres Ă©lĂ©ments – au socle qui constituait la morale « commune Â». Nous ne sommes pas loin – ici – de ce que d’aucuns qualifieraient de bases ou fondements Ă©clairĂ©s sinon vulgarisĂ©s des principes du droit naturel en ce qu’ils seraient communs et propres Ă  toute l’humanitĂ©. Ainsi enseigner Ă  l’enfant que voler est mal appartient-il conjointement Ă  l’enseignement moral « naturel Â» et laĂŻc comme Ă  celui de l’Eglise (« tu ne voleras point Â»). Or, sur ce point, Ferry diffĂ©rait de Buisson qui, dans son dictionnaire (prĂ©c.) affirme la volontĂ© d’enseigner plus qu’une morale « commune Â» une vĂ©ritable morale « laĂŻque Â». Ferry (Ă  la diffĂ©rence Ă©galement d’un Paul Bert Ă  la mĂŞme Ă©poque) n’était donc pas aussi acharnĂ© que « La LaĂŻque Â» magnifiĂ©e par Jean Jaurès dans son cĂ©lèbre discours des 21-24 janvier 1910. Ferry cherchait Ă  rassembler tous (et toutes) les Ă©lèves de France. Pour ce faire, il savait qu’il ne devait pas diviser et rendre antagonistes les partisans du clergĂ© et ceux qui sans y appartenir Ă©taient des laĂŻcs comme lui aux sens propre et figurĂ©. En ce sens, il annonçait et devançait sinon incarnait la philosophie de « la Â» Loi de sĂ©paration du 09 dĂ©cembre 1905 (on se permettra Ă  son Ă©gard de renvoyer Ă  : Touzeil-Divina Mathieu, « Le traitement fictionnel d’un moment parlementaire rĂ©el : la Loi de sĂ©paration des Eglises et de l’Etat Â» in Le Parlement aux Ă©crans ! Le Mans, L’Epitoge – Lextenso ; 2013 ; p. 71 et s.). Paul Bert, prĂ©cisĂ©ment le lui reprochera en osant comparer l’Eglise Ă  une maladie gâtant les vignes scolaires (cf. son Discours de l’Yonne du 25 aoĂ»t 1879) : « il est deux flĂ©aux, le phylloxĂ©ra (…) et l’autre Â» sous-entendant l’Eglise : « pour le premier nous avons le sulfure de carbone ; pour le second, l’art. 7 Â» ! Paul Bert faisait ici rĂ©fĂ©rence Ă  la Loi du 18 mars 1880 (dĂ©jĂ  portĂ©e par Ferry) interdisant aux congrĂ©gations religieuses non reconnues par la Loi d’enseigner. Cette mĂŞme Loi, dĂ©jĂ , annonçait 1882 et la « Lettre aux instituteurs Â», puisqu’elle avait chassĂ© du Conseil supĂ©rieur tous les membres du ClergĂ© qui y siĂ©geaient de Droit depuis les deux Empires concordataires.

Foi laĂŻque ? En conclusion, si l’on peut (et doit) cĂ©lĂ©brer le Ferry de l’école laĂŻque, gratuite et obligatoire ; si l’on peut davantage (et doit) relativiser certaines de ses prises de positions politiques (en 1871 Ă  Paris ainsi qu’en matière coloniale), sachons reconnaĂ®tre par sa Lettre aux instituteurs l’existence d’un très beau texte porteur d’un espoir rĂ©publicain comme immarcescible et que la morale devait abreuver et faire croĂ®tre. Force est toutefois de constater que depuis Ferry toute tentative de restaurer un enseignement moral et laĂŻc Ă  l’Ecole de la RĂ©publique a toujours connu des difficultĂ©s comme si la rĂ©alitĂ© et la diversitĂ© sociale s’y opposaient (cf. Molina GĂ©rard, « Morale et moralisme Ă  l’école primaire Â» in Revue internationale d’éducation (…) ; 1995 ; 05 ; p. 67 et s. ; Ozouf Mona, L’Ecole de la France. Essais sur la rĂ©volution, l’utopie et l’enseignement ; Paris, Gallimard ; 1984 et L’Ecole, l’Eglise et la RĂ©publique (1871-1914) ; Paris, Cana ; 1982). On pourra alors mĂŞme parler de « foi laĂŻque Â» concernant Ferry Ă  l’instar du livre que Ferdinand Buisson fera paraĂ®tre en 1912 (La foi laĂŻque). Toutefois, attention, la « foi Â» dont il est ici question est celle du sens latin et premier de fidĂ©litĂ© Ă  la laĂŻcitĂ©. Il ne s’agit pas d’une foi chrĂ©tienne au sens oĂą la laĂŻcitĂ© serait devenue elle-mĂŞme une religion (en ce sens : Pena-Ruiz Henri, Dictionnaire amoureux de la LaĂŻcitĂ© ; Paris, Plon ; 2014 ; 421). Du reste, ainsi que nous l’a appris RenĂ© RĂ©mond (in Une laĂŻcitĂ© pour tous ; Paris, textuel ; 1998 ; p. 140), « La laĂŻcitĂ© ne bannit pas la contrainte pour chasser l’altĂ©ritĂ©, elle a besoin de l’altĂ©ritĂ© Â».

Par ailleurs, l’influence matĂ©rielle de Ferry sur l’éducation nationale – mĂŞme contemporaine – Ă  travers sa Lettre est encore tangible. De nombreux gouvernements ont en effet cherchĂ© Ă  plusieurs reprises Ă  rĂ©introduire le cĂ©lèbre enseignement moral ainsi qu’en tĂ©moigne, depuis septembre 2015 depuis l’école Ă©lĂ©mentaire jusqu’au lycĂ©e l’instauration d’un nouvel « enseignement moral et civique Â» Ă  raison d’une heure hebdomadaire (et ce, en application de la Loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’École de la RĂ©publique ; cf. Bulletin Officiel de l’Education Nationale ; n°06 ; 25 juin 2015).

Ce que Ferry quant Ă  lui dĂ©sirait alors par-dessus tout, il le confie in fine : « prĂ©parer Ă  notre pays une gĂ©nĂ©ration de bons citoyens Â» renouvelant alors le vĹ“u de Victor Hugo afin de faire du savoir le premier des pouvoirs au cĹ“ur d’une RĂ©publique bientĂ´t totalement laĂŻque (cf. de façon contemporaine : Bouchet GĂ©rard, LaĂŻcitĂ© et enseignement ; Paris, Armand Colin ; 1996). Ce sera aussi le souhait chantĂ© sous d’autres tropiques par Francesca Solleville (sur un texte de Cu Huy Can adaptĂ© par Gamarra) lorsque l’instituteur [partant] pour le front dĂ©clare :

« J’emporte tous mes écoliers dans mon cœur.
Ô vivantes graines !
Au revoir, mes enfants que j’aime.
Je vous rapporterai la paix »
.


[1] Le mot est ici placĂ© entre guillemets pour rappeler qu’en 1883 il est presque encore un anachronisme ce que l’on oublie parfois. En effet, lorsqu’en 1887 paraitra l’article « laĂŻcitĂ© Â» au Dictionnaire de pĂ©dagogie et d’instruction primaire, Ferdinand Buisson en soulignera la modernitĂ©. Du reste, en 1911, encore, il expliquait : « ce mot est nouveau, et, quoique correctement formĂ©, il n’est pas encore d’un usage gĂ©nĂ©ral. Cependant, le nĂ©ologisme est nĂ©cessaire ; aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans pĂ©riphrase la mĂŞme idĂ©e dans son ampleur Â» : Buisson Ferdinand (dir.), Nouveau dictionnaire de pĂ©dagogie et d’instruction primaire ; Paris, Hachette ; 1911 ; p. 936.

[2] Il faut lire Ă  cet Ă©gard la façon dont Buisson propose dans son Nouveau dictionnaire de pĂ©dagogie et d’instruction primaire ; Paris, Hachette ; (1911 ; p. 1348 et s.) de distinguer la morale laĂŻque de la science, de la philosophie et de la religion.

[3] Et d’autres paraissant parallèlement avec l’appui de l’Eglise entraĂ®nant une vĂ©ritable confusion confinant Ă  la guerre Ă©ducative ou – selon l’expression dĂ©sormais consacrĂ©e – Ă  une « querelle des manuels scolaires Â». En 1910, la querelle reprit et donna lieu Ă  un important dĂ©bat Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s, dĂ©bat dont s’émeut Jean Jaurès (cf. La DĂ©pĂŞche de Toulouse ; 28 janvier 1910).

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