Les prs. Florence Crouzatier-Durand & Mathieu Touzeil-Divina sont heureux de vous annoncer la publication, au 2 mars 2022, et bientĂ´t dans toutes les bonnes librairies, de l’ouvrage anniversaire suivant publiĂ© aux Ă©ditions L’Epitoge en partenariat avec Le Journal du Droit Administratif :

1982-2022 :
40 ans de décentralisation(s)
en 40 contributions

Florence Crouzatier-Durand & Mathieu Touzeil-Divina
Professeurs de droit public aux Universités Côte d’Azur & Toulouse 1 Capitole,
Coordinateurs de l’ouvrage, Cerdacff & Imh,
Membres du Journal du Droit Administratif (Jda)

Décentralisation(s). Joyeux anniversaire la décentralisation ou plutôt joyeux anniversaires tant ils sont nombreux les points de vue(s) et les possibilités – tant positives que négatives – tant laudatives que dépréciatives – de considérer les décentralisations assumées, avérées, imaginées, redoutées ou encore fantasmées et parfois même repoussées que la France a connu entre les mois de mars 1982 et 2022.

Tel a bien Ă©tĂ© l’objectif que nous nous sommes fixĂ© en proposant aux lecteurs et aux citoyens « 40 points de vue(s) Â», « 40 contributions Â», « 40 regards Â» sur 40 ans de dĂ©centralisation(s) et non de dĂ©centralisation au singulier. Partant, le prĂ©sent projet s’inscrit dans deux « traditions Â» que matĂ©rialisent au quotidien de leurs travaux le Journal du Droit Administratif (Jda) et le Collectif L’UnitĂ© du Droit (Clud), partenaires de la prĂ©sente publication aux cĂ´tĂ©s de l’UniversitĂ© Toulouse 1 Capitole et de son laboratoire, l’Institut Maurice Hauriou (Imh).

Le Jda, en effet, a pour vocation, depuis 1853[1] lors de sa première crĂ©ation depuis la FacultĂ© de Droit de Toulouse, d’offrir et de diffuser des points de vue(s) et des publications qui non seulement cherchent Ă  mettre « Ă  la portĂ©e de tous Â» et donc des citoyennes et des citoyens des questions juridiques potentiellement rĂ©servĂ©es Ă  des juristes spĂ©cialistes mais encore Ă  diversifier sciemment et volontairement ces points de vue en confrontant des opinions diverses mais surtout complĂ©mentaires afin que chacun, in fine, se forge sa propre opinion nĂ©e de la confrontation potentielle des avis Ă©clairants d’autres auteurs. C’est aussi pleinement la vocation du Clud et de ses Ă©ditions (les Éditions L’Épitoge) qui depuis dix-huit annĂ©es dĂ©jĂ  (autre anniversaire de majoritĂ© !) emploient et assument dans leurs contributions l’usage du « s Â» dit cludien (sic) placĂ© entre parenthèses et Ă©voquant de façon assumĂ©e la potentialitĂ© des avis et d’éventuelles diffractions doctrinales.

Voici donc bien 40 regards… sur 40 ans de décentralisation(s).

D’un anniversaire, l’autre. Depuis Toulouse à Nice, de 1852 à 1982.

Avant de présenter les 40 contributions formant le présent ouvrage, il nous a semblé important et opportun de rappeler un clin d’œil historique singulièrement toulousain.

Effectivement, si la très grande majoritĂ© des textes de notre opus se concentre sur les quarante dernières annĂ©es de dĂ©centralisation(s) Ă©grenĂ©es et provoquĂ©es Ă  la suite de l’adoption de « la Â» Loi dite Gaston Defferre du 2 mars 1982 (Loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertĂ©s des communes, des dĂ©partements et des rĂ©gions) en confrontant cette norme et celles lui ayant succĂ©dĂ© de façon positive pendant ces quarante dernières annĂ©es (Ă©voquant alors ses succès ou ses regrets), quelques textes (dont celui de MaĂ®tre Landot Ă  propos de l’épisode mutuelliste et dĂ©centralisateur communard de 1871 et la mise en avant du Programme de Nancy l’ayant prĂ©cĂ©dĂ© aux dĂ©buts du Second Empire dit libĂ©ral de 1860-1863). Or, une dizaine d’annĂ©es auparavant, prĂ©cisĂ©ment lors de la fondation, Ă  Toulouse, en Haute-Garonne, et non Ă  Paris, du Journal du Droit Administratif, il est Ă©vident qu’un vent de dĂ©centralisation(s) sinon de dĂ©concentration(s) et d’intĂ©rĂŞt(s) envers les libertĂ©s et les « collectivitĂ©s Â» – que l’on nommera par suite « territoriales Â» – soufflait.

Nous pensons et affirmons par suite que si – en mars 1852 en Haute-Garonne – deux professeurs de droit public (Adolphe Chauveau et Anselme Polycarpe Batbie) ont dĂ©sirĂ© initier un mĂ©dia spĂ©cialement consacrĂ© au droit administratif (le Jda), cette proposition – dĂ©jĂ  rĂ©alisĂ©e en Ă©troit partenariat entre la FacultĂ© de Droit ainsi que le Conseil de prĂ©fecture du dĂ©partement et la commune de Toulouse et les collectivitĂ©s environnantes d’Occitanie – a rĂ©ussi Ă  croĂ®tre et Ă  trouver son public parce qu’elle rĂ©pondait – aussi – Ă  une première rĂ©flexion en matière de dĂ©centralisation(s).

Il faut alors rappeler que la première norme importante Ă  mentionner et Ă  revendiquer le terme mĂŞme de « dĂ©centralisation Â» n’est pas la Loi Defferre dont on cĂ©lèbre le quarantième anniversaire mais le dĂ©cret[2] du 25 mars 1852 sur « la dĂ©centralisation administrative Â», dont on fĂŞte ainsi (et aussi) le cent-soixante-dixième anniversaire ! SignĂ© aux Tuileries par NapolĂ©on III Ă  la demande de son ministre de l’IntĂ©rieur, Victor Fialin, le duc de Persigny, le dĂ©cret retenait en son prĂ©ambule :

« ConsidĂ©rant que, depuis la chute de l’Empire, des abus et des exagĂ©rations de tout genre ont dĂ©naturĂ© le principe de notre centralisation administrative, en substituant Ă  l’action prompte des autoritĂ©s locales les lentes formalitĂ©s de l’administration centrale ;

ConsidĂ©rant qu’on peut gouverner de loin, mais qu’on n’administre bien que de près ; qu’en consĂ©quence, autant il importe de centraliser l’action gouvernementale de l’État, autant il est nĂ©cessaire de dĂ©centraliser l’action purement administrative Â».

On reconnaĂ®t Ă©videmment Ă  l’intĂ©rieur de cet exposĂ© des motifs une formule des plus cĂ©lèbres en matière de dĂ©centralisation : celle selon laquelle « on n’administrerait bien Â» que de « près Â».

Cela dit[3], en utilisant le vocable contemporain de « dĂ©centralisation Â», on se rend bien compte qu’il s’agissait alors – en 1852 – principalement de dĂ©concentration et non de dĂ©centralisation proprement dite puisque la plupart des normes posĂ©es entre 1800 et 1852 redistribuèrent les compĂ©tences Ă©tatiques auprès des prĂ©fets, agents du gouvernement, sans augmenter sensiblement la compĂ©tence du « pouvoir[4] municipal[5] Â».

Il faut alors envisager cinq normes successives : quatre, propres Ă  la Monarchie de Juillet, puis une, Ă©tablie sous le Second Empire. AnnoncĂ© par la « nouvelle Â» Charte de 1830 (en son article 69), le mouvement dĂ©centralisateur consenti par Louis-Philippe au profit des administrations locales et en particulier de leurs Ă©lus, fut mis en Ĺ“uvre dès 1831 pour aboutir en 1838. Il fut concrètement constituĂ© de deux lois municipales et de deux autres au profit des dĂ©partements. Chronologiquement, les deux premières amĂ©nagèrent et consacrèrent le principe Ă©lectif des conseils d’administration locale par les Lois des 21 mars 1831 et 22 juin 1833 (sur l’organisation des communes, dĂ©partements et arrondissements) alors que les deux dernières, (en date des 18 juillet 1837 et 10 mai 1838) rĂ©girent les attributions mĂŞmes de ces collectivitĂ©s. Politiquement, la Monarchie constitutionnelle avait alors voulu enrayer la centralisation jugĂ©e abusive des rĂ©volutionnaires jacobins puis l’uniformitĂ© excessive et militaire qu’avait imposĂ©e l’Empire et que les Restaurations avaient prĂ©cieusement conservĂ©e. Il s’agit donc du « lent et difficile Ă©panouissement de la dĂ©mocratie locale Â» ainsi que le souligne le professeur Verpeaux[6] puisque, par ces quatre normes et en particulier par le mĂ©canisme restaurĂ© de l’élection locale, les collectivitĂ©s Ă©taient rĂ©affirmĂ©es dans leur individualitĂ© et leur rĂ´le de proximitĂ© citoyenne. Également, par cette rĂ©organisation, quelques rares domaines de compĂ©tences (comme celui des biens communaux) mĂŞme s’ils peuvent aujourd’hui paraĂ®tre insignifiants, allaient ĂŞtre dĂ©tenus et maĂ®trisĂ©s directement par des organes non centraux (pour reprendre la qualification nĂ©gative d’Eisenmann[7]) ; organes qui allaient, enfin, ĂŞtre associĂ©s Ă  l’administration centrale qui conservait, nĂ©anmoins et de toute façon, la « maĂ®trise de l’activitĂ© Â».

Si l’on met donc de cĂ´tĂ© les deux premières normes (de 1831 et 1833) essentiellement relatives au principe Ă©lectif, c’est la Loi de 1837, encore aujourd’hui nommĂ©e « Loi municipale Â» qui s’avère ĂŞtre la plus importante et qui a d’ailleurs donnĂ© lieu, dès son entrĂ©e en vigueur, Ă  de nombreux commentaires ou supplĂ©ments Ă  de nombreux ouvrages doctrinaux. Ainsi en fut-il, dès le mois d’octobre 1837, lorsque Albin Le Rat de Magnitot fit publier ses commentaires[8] Ă  insĂ©rer Ă  l’entrĂ©e « attributions municipales Â» de son dictionnaire de droit public et administratif. De mĂŞme, le doyen Foucart attendit-il la Loi annoncĂ©e de 1838, relative aux attributions dĂ©partementales, pour l’intĂ©grer avec la Loi municipale de 1837 Ă  la troisième et nouvelle Ă©dition (1839) de ses ÉlĂ©ments de droit public et administratif. Pour tous, il s’agissait en effet du premier Ă©vĂ©nement au profit des « droits locaux Â» ; le second Ă©tant, le dĂ©cret prĂ©citĂ© du 25 mars 1852.

Or, dès ses premières livraisons, le Journal du Droit administratif avait prĂ©sentĂ© (dès ses articles 02 & 11 en 1853) et commentĂ© cette norme de dĂ©concentration(s) plus encore que de dĂ©centralisation(s). En tout Ă©tat de cause, le « passĂ© Â» Ă  Toulouse justifiait bien que le Jda revienne sur la dĂ©centralisation Ă  travers le prĂ©sent ouvrage Ă©galement portĂ© par deux professeurs issus de sa FacultĂ© de Droit. Un clin d’œil peut mĂŞme se faire avec Nice oĂą, dĂ©sormais, l’un des deux coordinateurs de l’opus est associĂ© en ce que, en 1872, c’est Ă  Nice que mourut Victor de Persigny, porteur du dĂ©cret de 1852. Toutes ces occasions et anniversaires ne justifiaient-ils pas notre action mĂŞme si le lancement contemporain de ces « festivitĂ©s Â» a parfois de quoi effrayer lorsque certaines actions Ă©tatiques traduisent peut-ĂŞtre, en 2022 encore, une habitude plus proche de l’État unitaire et centralisĂ© que de l’autonomie Ă  laquelle aspirent les collectivitĂ©s territoriales ? En tĂ©moigne par exemple, ce 31 janvier 2022, les cinq ordonnances mĂ©diatiques du Tribunal administratif de Montreuil et rendues sur dĂ©fĂ©rĂ© prĂ©fectoral du reprĂ©sentant de l’État en Seine-Saint-Denis, ce dernier ayant obtenu de la juridiction administrative, malgrĂ© le principe constitutionnel de libre administration des collectivitĂ©s territoriales que les communes de Bobigny, Stains, Noisy-le-Sec, Tremblay-en-France & Montreuil sont contraintes – sous injonction – d’adopter les dĂ©libĂ©rations d’adaptation de leurs fonctions publiques territoriales aux « 35 heures Â» hebdomadaire du temps « national Â» de travail[9].

40 regards sur 40 ans de dĂ©centralisation(s). Notre ouvrage, entre optimisme et parfois pessimisme sur ces 40 dernières annĂ©es, en est construit autour de quatre thĂ©matiques : celle des bilans et perspectives (I), celle des compĂ©tences dĂ©centralisĂ©es au cours des 40 dernières annĂ©es (services publics, finances publiques avec une focale sur le secteur sanitaire et social) (II), celle de la mise en perspective(s) des territoires (III) ainsi qu’une sĂ©rie conclusive de tribunes et de tĂ©moignages (IV).

Ont ainsi participé au 40e anniversaire de la décentralisation française en nous offrant leurs contributions :

Célia Alloune, Jean-Bernard Auby, Robert Botteghi, Jordan Chekroun, Pierre-Yves Chicot, Jean-Marie Crouzatier, Florence Crouzatier-Durand, Méghane Cucchi, Carole Delga, Virginie Donier, Maylis Douence, Vincent Dussart, Mélina Elshoud, Delphine Espagno-Abadie, Pierre Esplugas-Labatut, Bertrand Faure, André Fazi, Léo Garcia, Nicolas Kada, Marietta Karamanli, Florent Lacarrère, Franck Lamas, Éric Landot, Xavier Latour, Jean-Michel Lattes, Pierre-Paul Léonelli, Alexis Le Quinio, Marine de Magalhaes, Wanda Mastor, Clément Matteo, Jean-Luc Moudenc, Isabelle Muller-Quoy, Jean-Marie Pontier, Laurent Quessette, Anne Rainaud, Claude Raynal, Jean-Gabriel Sorbara, Marie-Christine Steckel-Assouère, Mathieu Touzeil-Divina, Michel Verpeaux & André Viola.

40 autres années de décentralisation après la loi 3ds.

Oserons-nous dĂ©centraliser ? Les 40 regards tĂ©moignent d’un paradoxe : si les avancĂ©es sont nombreuses, si la reconnaissance des libertĂ©s et responsabilitĂ©s locales est une rĂ©alitĂ©, parfois une victoire, la dĂ©ception est nĂ©anmoins très grande dans de nombreux domaines. Comment alors envisager, imaginer, les 40 prochaines annĂ©es dĂ©centralisĂ©es ? S’il convient de rester optimiste, la loi 3ds actuellement en discussion ne peut Ă  elle-seule le permettre, loin de lĂ . L’ambition dĂ©centralisatrice doit ĂŞtre rĂ©affirmĂ©e, la diffĂ©renciation territoriale peut en ĂŞtre le cĹ“ur et le moteur ; osons diffĂ©rencier et au-delĂ  osons dĂ©centraliser ! Plusieurs projets de loi ont envisagĂ© la reconnaissance de la diffĂ©renciation territoriale, voire son inscription dans la Constitution. Ainsi, en 2019, le lĂ©gislateur avait proposĂ© que, « sous son autoritĂ©, certaines collectivitĂ©s territoriales pourraient exercer des compĂ©tences, en nombre limitĂ©, dont ne disposent pas l’ensemble des collectivitĂ©s de la mĂŞme catĂ©gorie Â». Au-delĂ , « les collectivitĂ©s territoriales et les Ă©tablissements publics de coopĂ©ration intercommunale pourraient, sous certaines conditions, dĂ©roger pour un objet limitĂ© aux dispositions qui rĂ©gissent l’exercice de leurs compĂ©tences, Ă©ventuellement après une expĂ©rimentation[10] Â». Si le projet de loi n’a pas abouti, la question de la diffĂ©renciation territoriale est demeurĂ©e, depuis lors, une rĂ©flexion constante, si l’on en croit l’étude du Conseil d’État « AmĂ©liorer et dĂ©velopper les expĂ©rimentations pour des politiques publiques plus efficaces et innovantes ». Par la suite, les rĂ©flexions et propositions de la Haute juridiction administrative devaient apparaĂ®tre dans l’initial projet de loi dit 4d, pour DiffĂ©renciation, DĂ©centralisation, DĂ©concentration et DĂ©complexification. Celui-ci est devenu le projet de loi 3ds relatif Ă  la DiffĂ©renciation, la DĂ©centralisation, la DĂ©concentration et portant diverses mesures de Simplification de l’action publique locale. La question des expĂ©rimentations locales a Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e sĂ©parĂ©ment, elle a fait l’objet d’une loi organique adoptĂ©e le 19 avril 2021[11].

Ces deux textes illustrent l’immense déception précédemment évoquée. En effet, le projet de loi 3ds, initialement très prometteur, a été indéniablement vidé de sa substance. Les ambitions gouvernementales de reconnaissance de la différenciation sont réduites, pour ne pas dire anéanties. Cela s’inscrit dans un mouvement constant si l’on considère la loi du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations, réduite dans sa portée par le Conseil constitutionnel[12], le refus par ce même juge de la reconnaissance des langues régionales[13] ou enfin la réticence à admettre un statut particulier pour la Corse[14], autant d’exemples de l’absence d’ambition décentralisatrice qui caractérise notre époque.

La dĂ©ception de l’expĂ©rimentation. En vue de donner un plein effet aux expĂ©rimentations locales, le Conseil d’État a proposĂ© qu’une lĂ©gislation expĂ©rimentĂ©e puisse ĂŞtre pĂ©rennisĂ©e sur le seul territoire oĂą l’expĂ©rimentation a eu lieu[15]. La Haute juridiction dĂ©veloppe sa position en 2019, elle propose un bilan des expĂ©rimentations et conclue en recommandant au Gouvernement d’amĂ©liorer et donc de modifier la lĂ©gislation afin de « faciliter la participation des collectivitĂ©s territoriales aux expĂ©rimentations dĂ©rogeant aux lois et règlements relatifs Ă  l’exercice de leurs compĂ©tences, et de donner aux Ă©lus locaux davantage de marges de manĹ“uvre et de responsabilitĂ©s Â». L’expĂ©rimentation locale pouvait alors devenir un vĂ©ritable droit Ă  la dĂ©rogation et le concept de diffĂ©renciation Ă©tait expressĂ©ment reconnu. C’eut Ă©tĂ© une vraie avancĂ©e dans la reconnaissance de la diversitĂ© territoriale et un rĂ©el progrès dans l’efficacitĂ© de la gestion publique locale qui exige Ă  la fois proximitĂ© et adaptation aux rĂ©alitĂ©s locales. Pourtant, la loi du 19 avril 2021 relative Ă  la simplification des expĂ©rimentations mises en Ĺ“uvre sur le fondement du quatrième alinĂ©a de l’article 72 de la Constitution, devant apporter davantage de souplesse Ă  la technique expĂ©rimentale en simplifiant son rĂ©gime juridique, n’aura pas le rĂ©sultat escomptĂ©. Certes les procĂ©dures sont indĂ©niablement simplifiĂ©es, tant dans la mise en Ĺ“uvre que dans la conduite des expĂ©rimentations. En outre, la loi prĂ©voit que les mesures expĂ©rimentales peuvent ĂŞtre maintenues dans les collectivitĂ©s expĂ©rimentatrices ou dans certaines d’entre elles, elles peuvent aussi ĂŞtre Ă©tendues Ă  d’autres collectivitĂ©s justifiant d’une diffĂ©rence de situation. C’est incontestablement l’innovation la plus importante : dans le respect du principe d’égalitĂ©, les mesures prises Ă  titre expĂ©rimental peuvent ĂŞtre maintenues dans les seules collectivitĂ©s ayant participĂ© Ă  l’expĂ©rimentation, dans certaines d’entre elles seulement, et la loi prĂ©voit aussi la possibilitĂ© d’étendre les mesures expĂ©rimentales Ă  d’autres collectivitĂ©s territoriales. Il est indĂ©niable que les critiques unanimes comme les prĂ©conisations du Conseil d’État ont Ă©tĂ© entendues : l’intervention de l’État est limitĂ©e, l’autonomie locale et la libre administration davantage respectĂ©es, les libertĂ©s locales reconnues.

Le Conseil constitutionnel a néanmoins formulé une réserve conséquente dans sa décision du 15 avril 2021. Il précise que « le législateur ne saurait maintenir à titre pérenne des mesures prises à titre expérimental dans les seules collectivités territoriales ayant participé à l’expérimentation sans les étendre aux autres collectivités présentant les mêmes caractéristiques, justifiant qu’il soit dérogé au droit commun ». Cette réserve constitutionnelle limite incontestablement la portée du texte et rend très difficile, voire impossible, le maintien des mesures dérogatoires dans les seules collectivités ayant expérimenté[16].

La dĂ©centralisation se heurte Ă  l’unitĂ© du pouvoir normatif et Ă  l’égalitĂ© des politiques publiques, au nom de l’indivisibilitĂ© de la RĂ©publique. Quelle confiance de l’État dans ses territoires, dans ses Ă©lus locaux ? La dĂ©centralisation se heurte aussi Ă  la frilositĂ© du juge constitutionnel : le refus de la reconnaissance d’un pouvoir normatif local, la censure de l’enseignement immersif des langues rĂ©gionales et l’utilisation de signes diacritiques comme le tilde (~) dans les actes de l’état civil, et l’expĂ©rimentation normative locale en sont des illustrations[17]. Le jacobinisme demeure solidement ancrĂ© et la dĂ©mocratie locale menacĂ©e car l’épanouissement des richesses territoriales semble impossible. Il est temps d’accepter de dĂ©centraliser !

La dĂ©ception de la diffĂ©renciation. La diffĂ©renciation est l’action pour les choses ou les ĂŞtres de se diffĂ©rencier ou l’action de diffĂ©rencier les ĂŞtres ou les choses ; c’est la distinction. AppliquĂ©e Ă  la dĂ©centralisation, la diffĂ©renciation territoriale consiste Ă  admettre que des collectivitĂ©s d’une mĂŞme catĂ©gorie exercent des compĂ©tences diffĂ©rentes, mais Ă©galement qu’elles exercent une mĂŞme compĂ©tence de manière diffĂ©rente. C’est aussi la possibilitĂ© pour les collectivitĂ©s territoriales d’adapter les lois et règlements selon leurs spĂ©cificitĂ©s locales et Ă©ventuellement de dĂ©roger aux lois et règlements. Des compĂ©tences diffĂ©rentes exercĂ©es par des collectivitĂ©s territoriales ayant le mĂŞme statut, il s’agit de reconnaĂ®tre des territoires diffĂ©rents au sein de la RĂ©publique. C’est la reconnaissance des statuts particuliers[18].

La différenciation territoriale n’est pas une nouveauté. Ce concept a été mis en œuvre pour les collectivités d’outre-mer par la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 qui a reconnu les territoires ultramarins et leurs populations, dans leur spécificité, au sein de la République. J. Chirac déclarait : « les statuts uniformes ont vécu et chaque collectivité d’outre-mer doit pouvoir désormais, si elle le souhaite, évoluer vers un statut différencié, en quelque sorte un statut sur mesure[19] ». La reconnaissance de collectivités à statut particulier en France hexagonale par les lois du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales[20] et du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles[21] supposait aussi d’admettre la différen-ciation territoriale. De plus, la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite Notre[22], du 7 août 2015 a reconnu et mis en œuvre la différenciation territoriale dans les régions. En outre, la loi relative au développement et à la protection de la montagne, repensée en 2016[23], et celle relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral[24] ont également créé des formes de différenciation territoriale.

Ce sont les territoires ultra-marins qui connaissent les adaptations les plus significatives, initialement consenties au nom de la diversité des territoires. Pourtant, si l’adaptation des normes constitue une forme intéressante de différenciation, elle est, en l’état, insatisfaisante dans la mesure où l’exigence préalable d’habilitation réduit considérablement le pouvoir et l’autonomie des collectivités ultramarines. Le Parlement doit donner son accord, le Conseil constitutionnel contrôle les caractéristiques et contraintes particulières, le juge administratif s’assure que les adaptations au droit commun sont justifiées et proportionnées. La diversité territoriale est reconnue de manière trop limitée, il n’y a pas d’autonomie d’administration. Il apparaît plus que jamais nécessaire à une bonne gestion locale, à une meilleure administration des territoires d’aller au-delà.

Face au refus, rĂ©affirmĂ© par la loi 3ds, de la reconnaissance d’un pouvoir normatif aux collectivitĂ©s territoriales[25], la notion de diffĂ©renciation aurait pu ĂŞtre la solution. Les dĂ©putĂ©s sont revenus sur les propositions sĂ©natoriales visant Ă  renforcer le pouvoir rĂ©glementaire des collectivitĂ©s locales (articles 2 et 2 bis). De surcroĂ®t, la diffĂ©renciation territoriale est devenue peau de chagrin : le projet prĂ©voit que « dans le respect du principe d’égalitĂ©, les règles relatives Ă  l’attribution et Ă  l’exercice des compĂ©tences applicables Ă  une catĂ©gorie de collectivitĂ©s territoriales peuvent ĂŞtre diffĂ©renciĂ©es pour tenir compte des situations objectives dans lesquelles se trouvent les collectivitĂ©s territoriales relevant de cette catĂ©gorie ». Ou encore, Ă  titre indicatif et s’agissant des dĂ©partements, « un conseil dĂ©partemental ou, par dĂ©libĂ©rations concordantes, plusieurs conseils dĂ©partementaux peuvent prĂ©senter des propositions tendant Ă  modifier ou Ă  adapter des dispositions lĂ©gislatives ou rĂ©glementaires, en vigueur ou en cours d’élaboration, concernant les compĂ©tences, l’organisation et le fonctionnement d’un, de plusieurs ou de l’ensemble des dĂ©partements. Ces propositions peuvent en particulier porter sur la diffĂ©renciation des règles relatives Ă  l’attribution et Ă  l’exercice des compĂ©tences applicables aux dĂ©partements afin de tenir compte des diffĂ©rences de situations dans lesquelles ils se trouvent Â» (article 1).

Ce projet est une grande déception pour les partisans de la décentralisation comme pour les exécutifs locaux, il est finalement constitué de mesures peu importantes et disparates, touchant à un grand nombre de champs de l’action publique locale telles que la transition écologique, le logement et l’urbanisme ou encore la Métropole d’Aix-Marseille-Provence[26].

Il est temps de relancer la dĂ©centralisation !


[1] Sur le mĂ©dia : Touzeil-Divina M., « Le premier et le second Journal du Droit Administratif : littĂ©ratures populaires du droit public ? » in LittĂ©ratures populaires du Droit ; Lextenso ; 2019 ; p. 177 et s.

[2] DĂ©cret n°3855 « sur la dĂ©centralisation administrative Â» du 25 mars 1852 (Bull. des Lois, 10e SĂ©rie, B. 508).

[3] On reprend ici des Ă©lĂ©ments publiĂ©s in Touzeil-Divina M., Un père du Droit Administratif moderne, le doyen Foucart (1799-1860) – ÉlĂ©ments d’histoire du droit administratif ; Lgdj ; 2020 ; § 243 et s.

[4] On se permet Ă©galement de renvoyer ici Ă  nos notices de prĂ©sentation des doctrines de dĂ©centralisation(s) Ă©mises lors de ce siècle par le doyen Foucart et le PrĂ©sident Henrion de Pansey au très bel ouvrage notamment coordonnĂ© par notre collègue, le professeur Kada (Les grandes figures de la dĂ©centralisation ; de l’Ancien rĂ©gime Ă  nos jours ; Berger-Levrault ; 2019).

[5] Ce qui est encore peut-ĂŞtre le cas aujourd’hui lorsque certains politiques parlent de dĂ©centralisation(s) alors qu’ils ne vont pas consacrer des droits locaux mais bien une incarnation Ă©tatique prĂ©fectorale. Singulièrement lors des actes dites « II Â» et « III Â» de la dĂ©centralisation, plusieurs normes en tĂ©moignent explicitement.

[6] Verpeaux M., Droit des collectivitĂ©s territoriales ; Puf ; 2005 ; p. 9.

[7] Eisenmann C., Centralisation et dĂ©centralisation ; esquisse d’une thĂ©orie gĂ©nĂ©rale ; Lgdj ; 1948 ; p. 89 et s.

[8] Le Rat de Magnitot A., Loi du 18 juillet 1837 avec les commentaires de M. Albin Le Rat de Magnitot ; Joubert ; 1837.

[9] Ă€ leur Ă©gard : Touzeil-Divina Mathieu, « La mise aux 35 heures sur ordonnances & injonctions de la fonction publique territoriale ; note sous TA de Montreuil, 31 janvier 2022, cinq ordonnances, PrĂ©fet de la Seine-Saint-Denis (req. n°2200066 ; n°2200082 ; n°2200117 ; n°2200141 & n°2200159) c. communes de Bobigny, Stains, Noisy-le-Sec, Tremblay-en-France & Montreuil Â» in Jcp A ; 4 fĂ©vrier 2022.

[10] Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, déposé le 29 août 2019.

[11] Loi organique du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution.

[12] CC, Décision n°2021-816 DC du 15 avril 2021, Loi organique relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution.

[13] CC, Décision n°2021-818 DC du 21 mai 2021, Loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion.

[14] Mastor W, Rapport sur l’évolution institutionnelle de la Corse, 11 oct. 2021.

[15] Conseil d’État, Étude, « Développer et améliorer les expérimentations pour des politiques plus efficaces et innovantes », 3 oct. 2019.

[16] Crouzatier-Durand F., « DiffĂ©renciation territoriale et modulation des compĂ©tences des collectivitĂ©s territoriales : vers une Ă©volution de l’expĂ©rimentation locale ? ; Ă  propos de l’avis du Conseil d’État du 1er mars 2018 Â», in Bjcl, 2018.

[17] Crouzatier-Durand F., « Quid du pouvoir normatif rĂ©gional ? Le refus rĂ©affirmĂ© de la reconnaissance d’un pouvoir normatif local », in Bjcl, 2018.

[18] Crouzatier-Durand F., « La diffĂ©renciation, reconnaissance contemporaine des particularismes territoriaux ? », Actes du colloque Les collectivitĂ©s Ă  statut particulier, UniversitĂ© de Corse, 13-14 sept. 2019, Éditions Peter Lang, Ă  paraĂ®tre ; « La reconnaissance d’un droit Ă  la diffĂ©renciation : quelles innovations pour les collectivitĂ©s territoriales ? », in Les Cahiers juridiques de la Gazette, 2018.

[19] Discours prononcé en Martinique le 11 mars 2000.

[20] Loi n°2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales.

[21] Loi n°2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.

[22] Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

[23] Loi n°2016-1888 du 28 décembre 2016 de modernisation, de développement et de protection des territoires de montagne.

[24] Loi n°86-2 du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral.

[25] Le projet de loi prĂ©voit d’inscrire dans le Code gĂ©nĂ©ral des collectivitĂ©s territoriales un principe de portĂ©e gĂ©nĂ©rale selon lequel, « dans les conditions prĂ©vues par la loi, les collectivitĂ©s territoriales disposent d’un pouvoir rĂ©glementaire pour l’exercice de leurs compĂ©tences » (article 1er ter B). Cette formule reprend mot pour mot l’alinĂ©a 3 de l’article 72 de la Constitution.

[26] Le projet est transmis à la Commission mixte paritaire au moment où nous écrivons ces lignes.

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