« En rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale,
devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses propres étrennes,
des photographies de Pie IX et de Raspail,
et où, pour ma part, j’en achetai une de La Berma ».Marcel Proust,
À la recherche du temps perdu. À l’ombre des jeunes filles en fleurs,
Paris, Gallimard, 1918, tome 1, p. 478.
Qui est le François Vincent RASPAIL
dont le présent site et son propriétaire sont aussi admiratifs ?
Pour en savoir davantage, il faudra être un peu patient : tout au long de l’année 2024 (pour les 230 ans de sa naissance), on présentera sur cette page et dans le présent blog, plusieurs articles à son propos. Et, s’agissant de sa vie, on croit devoir la présenter en six temps successifs.
De janvier à janvier : de Carpentras à Arcueil-Cachan (1794-1878). François-Vincent Raspail est né le 1er quintidi de pluviôse an II[1] (24 janvier 1794) à Carpentras « dans la maison d’habitation » familiale[2], relève l’État civil[3], et il et s’est éteint en banlieue parisienne, à Arcueil-Cachan le 07 janvier 1878 à l’aube de sa quatre-vingt-cinquième année. Physiquement, on connaît d’abord de lui des portraits et médailles du Républicain affirmé à la barbe blanche hugolienne mais il en existe beaucoup d’autres où l’on peut le découvrir plus jeune (glabre généralement) avec des cheveux blonds ondulés voire bouclés ou même longs.
Ainsi, en 1816, quand il quitte sa Provence natale pour rejoindre la capitale, on le décrit (sur son « passe-port[4] ») comme âgé de 22 ans, mesurant 1mètre 75[5], aux cheveux, sourcils et barbe blonds ainsi qu’aux yeux bleus.
I. L’enfance de Raspail (1794-1816)
Une enfance catholique provençale & pauvre (1794-1804). L’enfance de Raspail en Provence n’a pas été celle de la noblesse insouciante comme celle de ses lointains ancêtres de Suisse (avant leur fuite lors des guerres de religion et) ayant trouvé refuge dans le Comtat Venaissin. En 1796, alors qu’il n’a que deux ans et demi, son père, l’aubergiste royaliste et traiteur des Légats du Pape, Joseph[6] (Vincent Marie) (1735-1796), décéda (le 30 juin) laissant sa mère, Marie Laty[7] (1759-1837), sans fortune propre.
Placé un temps à l’orphelinat dit de la Charité, François-Vincent après que la maison familiale eut failli être perdue, vécut avec ses frères et sœurs dans la petite auberge familiale. Pour assurer quelques compléments financiers, toute la famille était mise à contribution, chaque soir, pour casser les amandes confiées par les confiseurs pour leurs préparations ce qui permettait de garder les coquilles en les jetant au feu lorsque le bois manquait.
Quant à ses premiers rudiments scolaires, il les acquit, nous dit Marthe Saquet-Coulomb[8], auprès d’un dénommé Dutrain qui ne lui a laissé que des mauvais souvenirs car manifestement plus préoccupé par ses premières fonctions de négociant en sel que celles de précepteur d’enfants. Pas davantage n’aura-t-il, explique-t-il dans son Histoire de ma vie de meilleurs souvenirs de la dénommée Dame Anselme « une brave femme de parisienne qui avait connu l’infortune » à la différence des apprentissages plus ludiques auprès du sieur de Raoulx qui lui apprit des rudiments d’italien mais aussi de musique (violon et violoncelle).
Une adolescence séminariste entre quatre « B » : « Bonne mère », Bossuet, Bonaparte & Berlingots pour l’abbé Raspail (1804-1816). À compter de 1804-1805, cependant, à Serres-du-Comtat, à la sortie de Carpentras, Raspail fut cette fois confié aux bons soins de l’abbé (Joseph Siffrein) Eysseric (1745-1822[9]) dont les enseignements, la foi et l’humanité le marquèrent profondément au point qu’il lui rendit hommage dans la première édition (1833) de son Nouveau[10] système de chimie organique par ces mots :
« à la mémoire d’un homme de bien, mon pauvre maître, l’abbé Eysséric, à toi qui sus allier le prêtre de l’Évangile avec l’homme de science et de la civilisation ! (…) Puisse cette consécration pieuse rendre mon livre aussi utile à la science que l’ont toujours été tes exemples et tes leçons à la cause de l’Humanité ».
On sait alors (en lisant son autobiographie préc.) qu’il avait appris et contracté grâce à l’abbé Eysséric un amour véritable pour les « choses de la Nature », son respect, la « beauté des arbres » et la constitution d’herbiers pour connaître, comme les médecins d’Ancien régime, l’étude des « simples » et des plantes médicinales. « Tout est à portée de main dans la nature » écrivait-il en ce sens.
Par ailleurs, pour se rendre dans l’antre d’Eysseric en quittant Carpentras, Raspail passait devant une chapelle prémonitoire : celle dédiée à Notre-Dame de Santé, son autre « Bonne mère ». En outre, relevons pour l’anecdote que lorsque Raspail se rendra en Avignon puis à Paris les élèves qui furent placés, cette fois, sous son ministère d’enseignant le nommèrent affectueusement leur « Berlingot » pour souligner le délicieux accent chantant (qu’il perdit néanmoins peu à peu) qui caractérisait, comme la friandise, sa ville natale. Et, à Carpentras, quelle famille fut la plus connue parmi les confiseurs pour confectionner les meilleurs berlingots ? Celle des Eysseric, décidément !
Marqué et incité par les enseignements de « son » abbé comme par ses deux « bonnes mères » (sa mère et celle du Christ), Raspail demanda à rejoindre Avignon où, le 19 septembre 1807, il prononça ses premiers vœux ecclésiastiques et où il fut tonsuré. Et, s’il ne dirigea effectivement pas d’abbaye, on commença à l’appeler l’abbé Raspail puisqu’il s’agissait à l’époque du titre usuel pris par les clercs se destinant aux fonctions sacerdotales dès la tonsure effectuée jusqu’à la confirmation de l’ordination. Deux ans plus tard, il affinait ce choix en intégrant, le 28 octobre 1809, le séminaire restauré de Saint-Charles (en Avignon).
Pendant ses études religieuses, il était si érudit et appliqué qu’il obtint, en 1811, le premier prix de sa classe en philosophie, suivi, le 20 mai 1812[11] du « premier prix des ordres mineurs » lors de son année de théologie. On croyait alors tant en lui qu’on lui permit exceptionnellement (alors qu’il n’avait que dix-huit ans) d’enseigner la philosophie aux plus jeunes du séminaire. Celui-ci terminé, en 1813, l’abbé Raspail retrouva Carpentras où il enseigna (la philosophie et la théologie) comme régent du collège carpentrassien et comme agent de la superbe bibliothèque dite Inguimbertine[12]. Il fut également plusieurs fois proposé pour prêcher dans la cathédrale Saint-Siffrein. Il conquit alors un nouveau surnom, celui du « Bossuet de Carpentras » ou du « Petit Bossuet[13] » tant ses prêches, ses enseignements[14] et ses sermons étaient attendus et commençaient à lui donner une véritable renommée même si ses supérieurs lui reconnaissaient aussi un caractère prompt à l’embrasement et à la contestation. Ainsi relate-t-on, au séminaire d’Avignon avant qu’il ne le quitte, cette controverse théologique à laquelle il participa à propos de l’infaillibilité du Pape et dans laquelle il osa contrer (ce qu’on lui reprochera vertement[15]) la position dogmatique ecclésiastique.
Pourtant, alors que l’Empire était déjà sénescent, le 02 décembre 1813, pour célébrer l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz, essayer d’oublier la défaite de Waterloo et raffermir les forces du chef de l’État, on lui confia la très diplomatique mission de donner un sermon dans la cathédrale de Carpentras à la gloire impériale. Alors bonapartiste, Raspail s’appliqua et son prêche fut si remarqué qu’on en ordonnât la transmission écrite immédiate à Napoléon Ier (1769-1821). Par retour, ce dernier aurait déclaré enthousiaste :
« Surveillez ce jeune homme, il ira loin » !
Comme on l’imagine, lors de la première Restauration, Carpentras et ses ultras se souvinrent avec précision de l’abbé bonapartiste et commencèrent à lui faire peur. En 1815, Raspail ayant osé célébrer[16] les Cent jours, la Terreur blanche qui y succéda n’oublia pas l’ecclésiastique non monarchiste et le fit poursuivre et rechercher.
Révoqué immédiatement de ses enseignements, Raspail fuyait et se cachait entre Carpentras et Avignon. Il avait cela dit bien raison puisque la Cour prévôtale[17] de Carpentras le condamna à mort par contumace[18]. Dans son Histoire de ma vie, il explique alors que c’est à son habit sacerdotal qu’il dut vraisemblablement la vie, ceux cherchant à le tuer n’osant y toucher. Une anecdote célèbre dans la famille Raspail et dont sa petite-fille, Simone (1908-1991), ancienne directrice médicale à la Mgen, rappelle qu’elle avait entendu son père le tenir de François-Vincent lui-même, raconte qu’un soir des habitants de Carpentras se positionnèrent devant la maison familiale munis de fagots de bois afin de l’incendier et d’en tuer les habitants mais qu’à ce moment notre « héros » était apparu[19] « armé de son violon » et que ses paroles et sa musique auraient réussi à détourner le groupe revendicatif de ses objectifs et ce, à tel point qu’ils se mirent tous à chanter et à danser !
Par suite, en 1816, portant encore la soutane, il quitta la Provence pour Paris afin que sa famille ne soit plus inquiétée de sa dangereuse présence. Pour ce faire, Raspail fit quelques détours (et passa notamment à Toulouse et à Carcassonne) ce qu’il décrira dans ses premières contributions publiées[20] :
« Je me suis trouvé cent fois dans des périls, dans des embarras d’où je ne pouvais me tirer que par un miracle, et le miracle s’est toujours opéré au moment où j’en avais besoin ». « Il y a un Dieu pour les voyageurs ; personne ne doit le reconnaître plus que moi ».
[1] Ses biographies mentionnent plutôt le 5 pluviôse an II mais Raspail lui-même dans son Histoire de ma vie et de mon siècle [manuscrit non daté et conservé dans quelques rares bibliothèques et archives départementales (dont celles du Calvados ; AD14, 1 Mi 198)] le déclare ainsi. Dans l’ensemble de ce chapitre ce texte sera cité comme Histoire de ma vie et renverra toujours (s’il y a une citation) à cette version caennaise d’archive.
[2] Dans le premier arrondissement de la commune de Carpentras, la maison – toujours visible – des Raspail se trouve à l’actuel numéro 11 de la rue Porte de Monteux. Depuis plusieurs années, elle est occupée par l’Église protestante unie de France. Sur sa façade, deux plaques ont été apposées, notamment sous le balcon principal afin de rappeler la naissance en ces lieux de « l’enfant de Carpentras ». Auparavant, rappellent plusieurs biographies (dont celle rédigée par Raspail Gabrielle (sous le nom de Mme Xavier Raspail), La vie et l’œuvre scientifique de F-V Raspail ; Paris, Vigot ; 1926 ; p. 13), la maison avait été « donnée par ses enfants à la ville de Carpentras, (…) à la condition formelle [désormais malmenée] d’y établir une école de musique ». .
[3] Acte dressé le 7 du mois de pluviôse (26 janvier 1794) sur la déclaration paternelle avec présentation de l’enfant à l’État civil ; Archives municipales (AM) de Carpentras, Bibliothèque de l’Inguimbertine (Amc-Bi) ; Ms 2751 (2).
[4] Passe-port (sic) délivré le 10 avril 1816 par le maire de Carpentras aux fins de se rendre à Paris en libre circulation dans le Royaume ; Amc-Bi ; Ms 2751 (1).
[5] L’un de ses détracteurs, le polémiste Eugène de Mirecourt (1812-1880) (dont le racisme était notoire) ira même, en mentionnant également Louis Blanc (1811-1882), à les comparer tous deux aux « anciens Pygmées » alors que Raspail, pour l’époque était dans la moyenne haute masculine : Mirecourt Eugène (de), Les contemporains : Hippolyte Castille, Henry Murger, Odilon Barrot & Raspail ; Paris, Havard ; 1857 ; p. 15.
[6] Son père s’est d’abord appelé Raspay puis Raspail à compter de 1775 soit avant la naissance de François-Vincent. Il eut, d’un premier lit, trois fils avec Jeanne Monnier (1742-1775) et après le décès de celle-ci il se remaria avec Marie Laty le 22 octobre 1779 à Pernes. De cette seconde union naquirent huit autres enfants (dont deux ne dépassant pas les quelques mois) faisant de François-Vincent le demi-frère de trois garçons et le frère de deux garçons et de quatre filles.
[7] Elle-même d’origine familiale italienne (romaine).
[8] Saquet-Coulomb Marthe, Un provençal au XIXe siècle : François-Vincent Raspail (1750-1850), de la science aux barricades… ; Morières-Lès-Avignon , La Cardère ; 2002 ; p. 32.
[9] L’homme est décédé le 20 juin 1822 à Carpentras ; il y était né le 17 mai 1745 comme l’indique le registre communal des décès pour 1822 (AD Vaucluse ; FRAD084_paroissiaux_Carpentras_de-143).
[10] Raspail François-Vincent, Nouveau système de chimie organique ; Paris, Baillière ; 1833.
[11] Le certificat en fut délivré par Monseigneur Jean-François Perier (1740-1824), premier évêque français d’Avignon puisque, rappelons-le, ce n’est que par le décret (de l’Assemblée Nationale) du 14 septembre 1791 (soit ) peine trois ans avant la naissance de Raspail) que le Comtat Venaissin et Avignon furent réunis à la métropole.
[12] Du nom de l’évêque Joseph Dominique d’Inguimbert (1683-1757).
[13] Comme le rappelle, avec une gourmandise feinte, le très sulfureux polémiste Eugène de Mirecourt dans sa biographie publiée ante mortem pour combattre Raspail, le bruit circula même que certaines paroissiennes d’Avignon l’auraient surnommé le « petit ange » aux « boucles d’Or » et qu’il ne fit pas que les « séduire » par ses talents d’orateur. C’est ce que sous-entendrait plusieurs articles (non sourcés) du Conciliateur du Vaucluse selon : Mirecourt Eugène (de), Les contemporains ; op. cit. ; p. 12 et p. 52.
[14] On dit alors de lui qu’il enseigna à des dizaines de futurs évêques et hauts prélats parmi lesquels certains devinrent des amis à l’instar de Marie Dominique Auguste Sibour (1792-1857) qui prendra la charge de l’archevêché de Paris en 1848.
[15] Dans sa notice pamphlétaire préc. de Mirecourt qualifie Raspail de personnage imbu voulant « se donner la gloire de réformer la doctrine » avec un orgueil incommensurable qui n’était pas dû qu’à sa jeunesse mais aurait été sa marque de fabrique : op. cit. ; p. 17 et s. A l’inverse, Gabrielle Raspail (la femme de son fils Xavier) écrit qu’il eut tant de succès que le représentant du Saint-Père voulut le conduire à Rome en « lui prédisant l’accès aux plus hautes dignités ecclésiastiques » ce qu’il aurait refusé pour rester dans sa maternelle Provence : Raspail Gabrielle, La vie et l’œuvre scientifique de F-V Raspail ; Paris, Vigot ; 1926 ; p. 10.
[16] On lui connaît d’ailleurs un chant « à boire » à la gloire du retour napoléonien dont le refrain était : « Viens Napoléon enfin ! Sois fort comme mon vin » (sic) ; cité par : Dadoune Jean-Pierre, François-Vincent Raspail, apôtre de la République et de la science ; Paris, L’Harmattan ; 2023 ; p. 18.
[17] Il s’agit d’une juridiction d’exception instituée en décembre 1815 dans chaque département au côté des Cours d’assises et ce, afin de réprimer les séditions politiques détestées de la nouvelle Restauration.
[18] C’est ce que relèvent plusieurs auteurs dont les plus récents comme Jean-Pierre Dadoune (op. cit. ; p. 19). Nous n’avons, cela dit, pas encore trouvé trace de cette décision.
[19] Raspail Simone, Un savant et un Républicain au XIXe siècle : François-Vincent Raspail (1794-1878) ; Paris, Mgen ; 1966 ; p. 07.
[20] Raspail François-Vincent (sous le pseudonyme de l’Ermite de la Guyane), « Carcassonne et ses environs » in La Minerve Française ; 1818 ; Tome I ; p. 219 et s.
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